Il n'est pas de thème plus grand que la recherche de la vérité. Il porte en lui l'inéluctabilité de la lutte perpétuelle que se livrent la vie et la mort, le bien et le mal, la justice et l'injustice et englobe par conséquent tous les problèmes éternels auxquels la littérature mondiale s'est toujours intéressé. La grandeur du « narrateur » de la la Répudiation, aux yeux du lecteur et du critique, est qu'il s'identifie avec ces « problèmes-là », qu'il le fait au fil de sa lutte implacable pour la vie, en restant fidèle à son premier commandement : à la conscience. Publié en 1969, le premier roman de Rachid Boudjedra, tel un météore se fraie très vite un chemin vers les sommets (ô combien difficiles à atteindre ! ) des meilleurs livres les plus vendus en France cette année-là. Les traductions de la Répudiation « dépassent en une année celles de Nedjma de Kateb Yacine. A chaque époque son romancier. Si Kateb Yacine nous a fasciné par sa métaphore, ses héros devenus symboles d'une guerre d'Algérie élevée en emblème de liberté par tous les hommes épris de justice, Rachid Boudjedra nous a, sept ans après la fin de cette « révolution algérienne », montré, par son style dense, concis et poétique, par son thème nouveau (1), traité dans une forme romanesque, moderniste, s'appuyant sur ce « je » mythique, symbole d'intimité et de confession généralement absentes chez Mouloud Mammeri, Mohammed Dib et Yacine, nous a montré que « les tabous » doivent être cassés. Puisque « la Révolution » a été détournée par « le clan », tous les déchets doivent être « retournés » : les lecteurs algériens — et étrangers — découvrent, pour la première fois, avec un « ahurissement œdipien », la mise à nu des tabous d'une société musulmane fraîchement décolonisée : les passions sexuelles, y compris celles de l'inceste longtemps « cachées » dans notre littérature romanesque antérieure à 1969, la critique virulente des mœurs musulmanes, voire la décortication de l'hypocrisie religieuse. Et audace des audaces, un romancier algérien ose dire en 1969, alors que la dictature despotique de Boumediène écrase sous son poids asphyxiant tout souffle de liberté, que le pouvoir algérien — de l'époque — est un « clan » « qui a volé les rêves des Algériens. » Rachid Boudjedra casse — presque — tous les tabous et innove non pas en Algérie seulement mais dans tous les pays musulmans. La puissance esthétique et thématique de la Répudiation tient à l'alliance de deux principes à première vue contraires, mais à mieux y regarder, profondément organiques : c'est que l'ampleur des événements décrits et l'envergure des destinées dites va de pair avec ce qu'il y a de personnel et de profondément intime dans une œuvre, lorsque le ton est donné par l'homme avec les péripéties inéluctables de son sort. Le narrateur et sa compagne Céline vivent sous la pression constamment menaçante du « clan », mais ils dénoncent toutes les « gabegies » du « pouvoir clanique », tout en étant loin des « frustrations héroïques de la production romanesque algérienne d'avant la Répudiation, des êtres humains qui vont « aux toilettes », parlent de leurs intimités sexuelles, s'aiment passionnément et se confessent, non pas au prêtre ou à l'imam, mais au corps, à leurs corps. Ce qui était vice ou imperfection morale, chez les aînés de Boudjedra, est décrit dans la Répudiation, avec un plaisir visuel délibéré. Le style poétique, parfois lyrique, de Boudjedra élève même certaines scènes érotiques au niveau artistique des grands maîtres du cinéma et de la peinture que l'universalité a consacré. (1) Je veux dire la dénonciation des « méfaits » des pouvoirs successifs qui ont pris le commandes de l'Algérie indépendante. Kateb Yacine, Mouloud Mammeri et à un degré moindre, Mohammed Dib reprennent ce thème à partir des années 1970. Les générations suivantes lui donneront plus tard la priorité presque absolue.