La Régente de Carthage, une enquête explosive des journalistes Nicolas Beau et Catherine Graciet sur le rôle que jouent en Tunisie Leïla Trabelsi, l'épouse du président Zine El Abidine Ben Ali, et sa famille, vient de sortir aux éditions La Découverte. Un « clan » accusé de contrôler, sur fond de corruption, des secteurs clés de l'économie. Votre enquête est attendue surtout au Maghreb ! Sans « déflorer » le livre, qu'avez-vous découvert sur la femme du président Ben Ali ? Est-ce elle qui dirige effectivement le pays et pas le président Zine El Abbidine Ben Ali ? Comme la plupart des Tunisiens, nous avions entendu dire que Leïla Trabelsi jouissait d'une piètre réputation acquise pendant sa jeunesse. Or, en enquêtant, nous avons découvert qu'il existait en réalité une seconde Leïla Trabelsi c'est donc un cas d'homonymie qui gravitait dans des cercles du pouvoir analogues à ceux de la Leïla Trabelsi qui allait devenir première dame. Mais cette seconde Leïla, dont personne ne sait ce qu'elle est devenue, menait, elle, une vie dissolue. Plus largement, nous avons découvert que la première dame de Tunisie n'est pas la « coiffeuse » dont se moquent beaucoup de Tunisiens, mais une femme intelligente à très forte personnalité dont l'appât du gain et l'habileté à placer les siens en font la digne héritière de Wassila Bourguiba qui a gouverné la Tunisie dans l'ombre du défunt le président Bourguiba. Quel secteur de l'économie tunisienne serait sous la coupe du clan Trablesi ? Une blague qui circule à Tunis veut que dans une même journée, un Tunisien ne consomme que du Trabelsi : taxi, voiture, bus, avion, denrées alimentaires, téléphone… Plus sérieusement, des membres du clan Trabelsi excellent dans deux domaines économiques comme nous le montrons dans le livre : faire construire pour les revendre à prix d'or des résidences immobilières sur des terrains classés au patrimoine historique et prendre le contrôle de banques. Par exemple, en 2008, Belhassen Trabelsi, le frère préféré de Leïla Ben Ali, devenait administrateur de la Banque de Tunisie (BT), l'un des seuls établissements bancaires à ne pas être tombé sous la coupe des Trabelsi. Il a été nommé par la nouvelle pédégère de la BT qui n'est autre que l'épouse du puissant ministre des Affaires étrangères, Abdelwaheb Abdallah, qui n'est autre qu'un affidé de Leïla Trabelsi. On pourrait aussi raconter les tribulations du neveu de Mme Ben Ali, Imed Trabelsi, qui a récemment lancé l'enseigne Bricorama en Tunisie après avoir mis la main dessus en évinçant à la déloyale les promoteurs initiaux du projet. Qu'avez-vous appris sur la personnalité de Leïla Trabelsi, une femme peut-elle « régenter » tout un pays comme la Tunisie ? C'est en tout cas le souhait de Leïla Trabelsi ! Mais il semble bien que la bourgeoisie d'affaires tunisienne ainsi qu'une partie de l'armée et/ou des services de sécurité ne veulent pas entendre parler d'« une solution familiale » dans la succession du président Ben Ali qui se pose désormais de manière ouverte. Cela dit, grâce au défunt président Bourguiba, la Tunisie est sans aucun doute le pays arabe le plus en avant en matière de « féminisme d'Etat ». Avant Leïla Trabelsi, deux autres femmes on peut même parler de « présidentes » ont eu un poids considérable sur la vie politique du pays : Wassila Bourguiba et, dans une moindre mesure ainsi que d'une façon plus négative, Saïda Sassi. On ne peut donc pas exclure qu'une Leïla Trabelsi dotée d'une autre personnalité, moins encline au népotisme et surtout moins âpre au gain, aurait peut-être eu un destin national en Tunisie. Quelles ont été les conditions de travail pour vous ? La Tunisie étant connue pour être l'un des pays les plus difficiles où travailler lorsqu'on se lance dans une enquête journalistique… Les conditions de travail ont été particulièrement difficiles puisque nous sommes tous les deux strictement interdits de séjour en Tunisie. C'est d'ailleurs le seul pays du Maghreb où c'est le cas puisque nous pouvons nous rendre et travailler librement aussi bien en Algérie qu'au Maroc. Mais comme nous travaillons sur la Tunisie depuis de nombreuses années, nous y disposons de nombreuses sources auxquelles il faut ajouter des Tunisiens en exil en France et de courageux citoyens qui se rendent souvent en Europe et qui sont maintenant convaincus que la Tunisie du président Ben Ali est devenue une dictature qui n'apportera plus rien au pays. Néanmoins, certaines de nos sources qui ont eu le courage de « sortir du bois » ont été menacées, y compris en France, et traînées dans la boue dans une partie de la presse tunisienne, qui est aux ordres de Carthage ainsi que sur Internet. Cela est absolument déplorable. Autre épisode intéressant mais lié cette fois à la sortie du livre. Leïla Ben Ali en personne a introduit un référé (procédure d'urgence) devant la 17e Chambre du tribunal de Paris pour faire interdire La Régente de Carthage, mais sa requête a été frappée de nullité par la justice française. Enfin, une association de Tunisiens en France, vraisemblablement inféodée à l'ambassade de Tunisie à Paris, a déposé auprès de la préfecture de police de Paris une demande d'autorisation pour manifester devant les locaux des éditions La Découverte pour protester contre la sortie du livre le 1er octobre. Mais il semble, aux dernières nouvelles, que cette manifestation a été annulée… Sans doute la peur du ridicule… Apparemment, votre enquête ne sera pas diffusée en Tunisie, vous avez eu des difficultés pour publier le livre à Tunis ? Racontez-nous… Il ne fait en effet aucun doute que le livre sera interdit en Tunisie. Cela est systématiquement le cas pour tous les ouvrages critiques envers le régime du président Ben Ali. Il en va de même pour tous les journaux et les sites internet qui enquêtent sur des sujets comme la corruption en Tunisie, les abus des droits (atteinte) de l'homme ou le népotisme des clans au pouvoir et en particulier celui des Trabelsi. Mais cette censure ne devrait pas empêcher les Tunisiens de lire notre ouvrage. On sait qu'il est déjà entré clandestinement en Tunisie et circule sous le manteau. Les lecteurs peuvent également l'acheter sur Internet. Le népotisme dénoncé dans votre enquête est-il révélateur d'un mode de gouvernance au Maghreb ? A quand une enquête en Algérie ? Le népotisme n'est pas le propre du Maghreb ! En France aussi on y a droit ! Mais la Tunisie du président Ben Ali le pratique à outrance… Un livre sur l'Algérie n'est pas à notre programme. Mais inch'allah ! Cela arrivera peut-être un jour. Catherine Graciet est journaliste et responsable de la rubrique international du site web www.bakchich.info Nicolas Beau est ancien journaliste du Canard Enchaîné et directeur de la rédaction de Bakchich.