-Cinquante ans après l'indépendance, pour laquelle de nombreuses femmes se sont battues, où en est la situation de la femme, sa place dans la société ? La situation actuelle n'est pas très encourageante. Les lois ne produisent pas de liberté, elles n'aident et ne protègent en rien les femmes. Mais moi, je parle surtout de la prise de conscience des discriminations. L'on ne peut pas mener d'actions politiques sans cela. Peut-on dire que toutes les femmes sont heureuses de cette situation ? L'on pourrait le conclure, puisqu'il n'y a pas de protestations, pas d'engagements féministes massifs. Dès lors, pourquoi insister, pourrait-on se dire. Je ne pense pas que les femmes soient heureuses, parce qu'il y a énormément de contraintes et de pressions sociales. Ce qui fait que, par exemple, et selon les statistiques établies par le Collectif Maghreb Egalité, 67% des femmes portent le voile, dont 57% d'adolescentes. Ce qui est tellement important que cela ne peut pas représenter ni une approche religieuse ni une approche volontaire, elles ne se voilent donc pas par conviction. Ces chiffres m'inquiètent beaucoup, dans la mesure où, à mes yeux, il y a dans cela, et j'espère d'ailleurs me tromper, une résignation, un abandon de l'espoir de vivre libre. Parce que la vie est devenue très difficile pour elles, que cela soit en termes de travail, de quotidien et de violence dont elles sont les cibles. Nous sommes en 2012, un demi-siècle après l'indépendance, jamais l'idée qu'une femme ne peut vivre sans la protection d'un mari, d'un père, d'un frère, a été aussi forte à mes yeux et répandue dans la société. Chose que je ne sentais pas en 1962 ou dans les années 1970. Il y a vraiment un modèle de société qui a fini par s'imposer à nous, qui n'est même pas un retour à la tradition, celle-ci commençait d'ailleurs à bouger, à changer. Le fait que les femmes aient participé en masse à la guerre de libération montre bien qu'elles étaient prêtes à sortir, à participer, à s'investir. Peut-être pas à faire de la politique dans le sens formel, mais à organiser des actions politiques, puisqu'elles étaient prêtes à prendre les armes, elles ont posé des bombes, elles ont soigné, elles ont fait passer des médicaments, etc. -Les mentalités et la société ont-elle autant changé ? Le monde moderne, qui se met en place, est malheureusement très fasciné par l'Orient, qui n'a rien à voir avec nos traditions. Il s'est installé l'acceptation d'une idée très rétrograde, réactionnaire de la religion. En Algérie, l'on ne parle pas beaucoup de gauche et de droite, on parle de religieux et de démocrate. Une partie de la population est très conservatrice, on peut même l'identifier à l'extrême droite française, hollandaise ou même hongroise. Raciste, xénophobe, misogyne, etc. Elle existe. Mais elle n'est pas désignée sous ce vocable-là. On dit que ce sont des gens qui veulent retourner à la religion, à la tradition. Il faut donc vraiment que l'on analyse et que l'on politise les conflits dans la société. Cessons de parler de la religion et de la laïcité sans vraiment essayer de faire une analyse politique de ces questions. Les femmes sont les otages de cette perte de sens critique. Avez-vous remarqué que quand on entend un salafiste ou un islamiste discourir, il ne parle que des femmes. La seule préoccupation d'une importante frange de la société, le seul enjeu, c'est la femme. L'on a l'impression qu'ils ne peuvent pas imaginer un pays en-dehors d'une représentation de la horde sauvage, archaïque, antique et qui se constitue autour d'un seul ennemi qui est la femme, sa liberté, sa sexualité, sa représentativité, etc. A côté de cela, il y a évidemment des évolutions de la société, des améliorations. Dans une partie de la société, du moins, les choses ont changé, mais le fond des choses reste le même. -Les lois sont encore très discriminatoires envers les femmes. Seulement, la société est celle qui condamne, jette l'opprobre, exerce des pressions… Bien sûr. Au fil des années une morale s'est installée, que l'on appelle morale religieuse, mais qui est avant tout une morale sexuelle. Si vous ne vous conformez pas à cette conduite, la société jette l'opprobre, parce que cette morale, aujourd'hui, on la fait passer pour une morale religieuse. On a sacralisé un rapport entre les hommes et les femmes. Lorsque j'étais jeune, j'ai vécu dans une famille ouverte, mais qui avait tout de même des règles assez strictes. Quand je sortais, que l'on me voyait dans un café, on me disait : «Les filles de bonne famille ne vont pas au café.» Mais pas «Dieu ne veut pas que tu ailles dans un café.» Vous voyez toute la différence. Nous étions très contrôlées, mais c'était un contrôle social, non pas religieux et qui concernait aussi le code vestimentaire. On me disait : «Ne t'habille pas de telle façon parce que dans notre famille, notre société, ça ne se fait pas.» Jamais je n'ai entendu : «Ne t'habille pas comme ça parce que Dieu ne veut pas». Et c'est un glissement terriblement dangereux, car il est plus facile de se rebeller contre sa mère que contre Dieu. -Pensez-vous que le code de la famille sera abrogé ou amendé ? Le code de la famille est un enjeu politique que personne n'osera toucher. Il faudrait qu'il y ait une révolution pour qu'on l'abroge ou l'amende. Et si cela se fait, il peut y avoir une révolution. Le président Bouteflika a dit : «Je peux changer les lois sur les hydrocarbures, mais je ne peux pas toucher au code de la famille.» Parce que le code de la famille, qui institutionnalise le rapport de domination de la femme, est le pivot sur lequel s'organise toute la politique algérienne. La domination des femmes, c'est la base de la domination de toute la société. -Il n'y a donc pas de volonté politique à améliorer la situation ? Non. Depuis 1962, je ne vois aucune politique sérieuse d'émancipation des femmes. Il n'y en a jamais eu, si ce n'est quelques discours qui sont contredits pas des faits et des réalités. Est-ce qu'à l'école on a donné des cours sur le respect des femmes et l'égalité ? Au contraire. On distille une religion obscurantiste, on leur apprend la haine des femmes, leur impureté. Le cœur de la doctrine religieuse salafiste et islamiste est basé sur l'impureté et l'infériorité de la femme. Et c'est là que les lois sont importantes, car cela permet de voir les forces politiques qui sont en jeu. Que cela soit le pouvoir, les islamistes, les syndicats et même certaines forces dites démocratiques, tout le monde partage la même culture envers la femme. Au final, tout le monde est d'accord. -Une loi instaurant un quota dans les assemblées élues a tout de même été introduite… Même cela a créé polémique, a été discuté, grignoté. Le quota est une mesure très embêtante. Parce que si ce n'est pas dans une éthique d'égalité, cela ne sert pas les femmes. Car cela veut dire : donnons un peu de place aux femmes, elles sont inférieures. Mais je ne rejette pas les quotas. Il est très important de donner l'occasion de créer des images positives. Mais je reste très prudente. Dans les pays de l'Est, de 1920 à 1989, il y avait des quotas de 30%. Lors de la suppression de cette mesure, la présence des femmes est passée à 3%. En France ou en Espagne, lorsque l'on parle de parité, c'est accompagné de mesures d'encadrement, ce qui est indispensable. L'instauration de quotas ne doit être qu'une mesure provisoire, d'accompagnement, car sinon cela équivaut à confirmer cette idée qu'hommes et femmes sont différents et qu'il en faut bien un peu pour représenter la nation dans toutes ses composantes. -Qu'est-il advenu du mouvement féministe en Algérie, si actif et même décisif il y a quelques années ? Il n'est pas perdu ! Le mouvement féministe algérien est toujours là, seulement on l'entend moins. Mais l'on n'entend plus aucun discours politique, car il n'y en a plus. Le seul discours qui reste, si l'on se donne la peine de tendre l'oreille, c'est le discours féministe. Les femmes disent et font des choses, comme les associations. Hormis cela, entendons-nous autre chose que «on veut le pouvoir», «on veut des places»… Il n'y a même pas de vrais débats, où l'on entend parler de socialisme, de capitalisme… La seule pensée qui permette une analyse de la société, c'est l'analyse féministe. Il y a un grand effondrement politique et moral qui conduit à la crise actuelle, où les jeunes hommes et femmes de 30 ans, la force vive d'un pays, est marquée par le scepticisme, le désespoir. Ils pensent qu'il ne peut plus avoir de liberté collective. De ce fait, ils cherchent des voies de liberté individuelle. Et il est évident qu'on ne peut pas être égale sans être libre, sans être citoyen à part entière.