Qu'est-ce qui avait pu bien se passer en cette journée pluvieuse ? Mon oncle, le vieux loup des grands océans, semblait ployer sous la charge de je ne sais quelle émotion. «Merzac, ya wlid khouya, le bon sens devient une denrée rare par les temps qui courent !». Puis, il s'étendit sur son lit, s'enveloppa la tête d'un gros châle en me demandant de lui capter une radio américaine, non pour être au fait de l'actualité du monde, mais, plutôt, pour éponger, à sa manière, les «insanités» de quelque pseudo-navigateur dans la darse de l'Amirauté d'Alger. Je devais recourir, avec lui, à une maïeutique particulière pour le faire parler, car il avait promis de poursuivre son récit sur ses mésaventures en haute mer et dans différents ports du monde, depuis 1922, date de son premier voyage. Tout en faisant mouvoir l'aiguille du transistor, je lui dis tout de go : «Cette pluie inopportune me rappelle des pans de ta vie dans l'Océan indien. Tu n'es pas tellement loin de Joseph Conrad, dans ses descriptions de la vie des navigateurs en mer de Chine, dans le golfe du Bengale et aux environs des Philippines.» Comme s'il venait d'être piqué par un moustique, il ôta aussitôt son châle et m'interrogea : «Et qui est ce Conrad ?» J'ai compris alors qu'il avait avalé et la pâte et l'hameçon ! C'était donc à moi de louvoyer afin que mon Sindbad l'Algérien poursuive ses histoires enchanteresses. Nous nous étions arrêtés, la veille, en 1932, date de son voyage en Argentine en compagnie de son ami, le dénommé Quatrou. Afin de le remettre d'attaque, je lui parlais de Conrad, de ses écrits et de sa maîtrise unique de la langue anglaise. Même en connaissant plusieurs langues pour les avoir pratiquées durant plus de 60 ans, de même que le jargon des navigateurs et le vécu fabuleux sur les grands océans, il ne savait rien de Conrad ni de Louis Stevenson. D'ailleurs, ignorant presque tout de la littérature, Victor Hugo demeurait à ses yeux, sans pouvoir me l'expliquer, le plus grand écrivain du monde. Pour preuve, il avait ramené de l'un de ses voyages les trois volumes des Misérables dans une belle édition de poche. «J'ai de mauvais souvenirs avec l'Océan indien, me dit-il en allumant une cigarette américaine ; la dysenterie à Madagascar, une grande bagarre avec deux rugbymen anglais à Aden, la mousson et ses effets dévastateurs à Bombay, sans compter le typhon qui, à chaque fois, menaçait de nous envoyer par les fonds». Mais il ne semblait pas convaincu par Conrad. Il remit le châle autour de sa tête et me demanda comme par défi : «Ce Conrad, est-ce qu'il sait quelque chose sur le ''coup de bambou'' dans l'Océan indien ?». Et moi d'invoquer toutes les grâces de ma mémoire pour maintenir le même cap que celui de son récit. Je lui fis un résumé du grand roman Typhon de Conrad, ce grand romancier qui m'a toujours fasciné. Je ne crois pas l'avoir convaincu, car, aussitôt, il évoqua ce chapitre si horrible de sa propre vie : «Un jour, sur un bateau battant pavillon grec, j'ai eu à endurer le ''coup de bambou''» en plein océan Indien. C'est un soleil ardent qui m'avait mis à plat au point de perdre la raison pour quelques jours. Le commandant ordonna alors de me mettre en quarantaine dans le fond de la cale. Je n'ai récupéré mes esprits qu'après mon arrivée en Indonésie. Ton Conrad a beau connaître l'océan Indien, il ne sait pas ce que veut dire le coup de bambou !». Mon cher oncle n'est plus de ce monde, et il m'arrive, en relisant Conrad, de penser que ces deux «rêveurs» pour le moins exceptionnels, auraient pu faire un tandem formidable sur l'Océan indien. L'un, avec sa plume et sa foi en l'homme, l'autre, avec son courage physique et moral déroutant à plus d'un titre. (Nouvelle adresse email après un piratage digne de ceux de l'océan Indien). [email protected]