«Where do you come from ?», lui demandai-je à l'aéroport de Fiumicino, à Rome. Elle me répondit dans un français sans accent : «Je rentre de la douce Djerba». Son bronzage était quelque peu foncé, mais rimait merveilleusement avec sa silhouette élancée. Au moment où l'avion atterrissait à Athènes, elle esquissa une moue, comme si cela lui déplaisait de remettre les pieds chez elle. Nous avions parlé littérature durant le vol entre ces deux grandes capitales antiques. Physicienne de formation, elle connaissait cependant sur le bout des doigts les classiques de la littérature grecque. Je ne pouvais apprécier les poèmes de Sappho qu'elle déclamait incomparablement. Je n'eus de cesse alors de me l'imaginer drapée dans une tunique, à l'image de ces femmes figurant sur des vases de porcelaine et de porphyre de la Grèce antique. J'avais entre les mains une anthologie de poèmes grecs superbement rendus en anglais. J'étais loin de penser que ce qui la chagrinait ressemblait étrangement à mon propre chagrin existentiel, entendez, l'attente de je ne sais quoi d'imprévu et de violent bien sûr. Elle semblait déjà regretter Djerba, comme si, à travers sa personne, la rive nord de la Méditerranée, voulait, à sa manière, s'amarrer à nouveau à sa consœur du sud dont elle fut séparée aux premiers temps géologiques. «Je vais, dit-elle tristement, attendre chez moi ces barbares qui n'arrivent pas !». Je compris qu'elle faisait allusion au poème de Constantin Cavafy (1863-1933), qui passa sa vie à Alexandrie. Ce poème figurait dans mon anthologie, et je me mis à la suivre en essayant de deviner les strophes qu'elle débitait par cœur en langue grecque. «Vous savez, Monsieur, les barbares sont ici et ailleurs. Nous les attendons toujours. Et même s'ils ne sont pas au rendez-vous, comme dans le poème de Cavafy, eh bien, nous les attendons malgré nous.» Philosophie pour philosophie, je lui ai répliqué : «Vous savez, vous n'êtes pas les seuls à attendre les barbares. Nous aussi, nous attendons les nôtres. Il y en a parmi nous qui attendent Al-Mahdi. En fait, ils sont légion dans le cercle de civilisation à laquelle j'appartiens.» L'Europe avait attendu ces barbares avec Dino Buzzati (1906-1972), dans son fameux roman, Le désert des Tartares, mais ils avaient failli au rendez-vous. Avec Julien Gracq (1910-2007), dans Le rivage de Syrte, l'attente fut toute aussi vaine. Quant à nous, sur la rive sud, les barbares, sous une forme ou sous une autre, n'ont cessé de bivouaquer dans nos villes et nos âmes et dans notre manière de considérer l'existence. Sa formation reprit le dessus car elle recourut à la physique quantique : «C'est comme dans la théorie des cordes qui tend à expliquer l'univers, à mettre le tout dans deux ou trois équations mathématiques. Ces mêmes cordes qui n'ont, en fait, qu'une existence théorique, sont ici et ailleurs. C'est comme si vous existiez ici et ailleurs dans un dédoublement miraculeux .» «Et si les peuples des deux rives parvenaient à interchanger de lieux et d'espaces ?», lui demandai-je en riant. Elle trouva l'idée merveilleuse et amusante à la fois, allant à me dire qu'elle était possible à réaliser, mais en physique quantique seulement, celle qui, aujourd'hui, s'acharne à faire voyager l'être humain dans les deux sens de l'existence, le passé et l'avenir.Ne pouvant la suivre dans son raisonnement de physicienne, je lui dis alors : "On ne peut pas effacer l'histoire d'un revers de manche. Les barbares fictifs du nord et les dictateurs réels du sud, finiront par se soumettre un jour. L'essentiel est que les gens de bonne volonté, sur les deux rives de la Méditerranée, fassent le maximum pour s'entendre et exhorter les gouvernants à s'asseoir autour d'une table de temps à autre." Elle esquissa un sourire en me quittant. Moi, je devais poursuivre ma route en direction de Bagdad avec l'appréhension de rencontrer quelque monstre des temps modernes. [email protected]