Dino Buzzati (1906-1972) était peintre, musicien et romancier. Son inspiration fantastique, mêlée au réalisme le plus savoureux, utilise toutes les gammes bien italiennes des passions, des défis, des couleurs et des mots. Dans son célèbre roman Le Désert des tartares (1940)(1), il évoque les hérésies de « l'être » dans un contexte mi-savant, mi-imaginaire. La narration de l'auteur est hallucinante. Le jeune officier, qui rejoint le fort où il a été muté, est hanté par un cauchemar : La peur d'une attaque des Tartares. Le monde autour de lui, du fort, est figé dans une nature désertique et dans une détresse millénaire, dont on ne croit même pas qu'on puisse se libérer. Il fait chaud, tellement chaud que marcher ou faire des rondes, est un gaspillage d'énergie. En haut, tout en haut, le long des murs du fort, se déroule le ruban sinueux d'un ciel bleu, pur et vide. Dans ce roman célèbre aux quatre coins de la terre, Dino Buzzati décrit le monde comme une prison : il n'y a aucun optimisme, aucun sourire... Quel sourire pourrait-on esquisser sous l'ère du fascisme ? La génération de Buzzati a connu la misère, les horizons fermés, les espoirs impossibles et, par contraste, a entendu dès son enfance, les augures claironner que la jeunesse avait tous les droits, que les Italiens étaient grands, forts, heureux, toujours heureux... comme ce jeune officier tout auréolé de ses galons qui croit trouver dans le fort où il a été muté... la gloire, mais... il y découvre la désolation ! « le désert sans détour » (dixit Mohamed Dib). Les Tartares ne sont en fait que le fascisme ! L'œuvre de Buzzati aborde des zones plus profondes que le style ou la manière. Plus tard, enveloppés d'une « aura » surréaliste et magique, les lecteurs de Buzzati découvrent « Le K »(2), son étrange recueil de nouvelles. C'est une plongée dans le rêve et le subconscient. Il décrit le monde dans un style lisse comme un tableau de Magritte et présente des personnages étrangers. Dans L'Escalier pensant (3), son autre recueil de nouvelles, les paysages nous en sont révélés à travers un certain nombre de situations singulières traduites en « plans mouvants » qui correspondent à des constructions nuageuses mais lucides. L'imagination y est merveilleusement fabulatrice. Les opérations de langage sont, chez Buzzati, subtiles, savantes, complexes, exécutées de main de maître. Elles consistent à emboîter les unes dans les autres des scènes muettes, inertes, mais dont l'enchaînement très libre engendre le style fantastique de ce grand écrivain. (1) Buzzati a commencé à écrire ce roman en 1936. (2) + (3) publiés successivement en 1966 et 1969.