On doit à Pierre Bourdieu la notion de «violence symbolique». Etudiant à l'école, il parle d'imposition. L'action pédagogique est, dit-il, l'imposition arbitraire de contenus arbitraires selon des modalités arbitraires. C'est cela la violence symbolique. Gianni Vattimo est un philosophe italien qui pousse la philosophie vers des ailleurs. Aussi, organise-t-il une discussion avec des lycéens sur cette interrogation de fond : qui décide de ce que nous devons apprendre ? Cette question, généralement évitée, condense et la violence et l'arbitraire à la base du système d'enseignement. L'HéGéMONIE DE LA CULTURE DU HIFZ Le problème crucial qui se pose à notre école est celui de la dominance de la modalité mémorisation dans l'appropriation des connaissances : la mémorisation en tant que technique, expression d'une culture, la culture du hifz. Descartes, nous le savons, a révolutionné la manière de penser. Son principe premier c'est : je pense, donc je suis. Pour nous, ce serait plutôt : je me souviens, donc ils sont. Ils, les autres, les anciens, les chefs, les morts… Dans cette culture, la faculté intelligence se trouve mise en jachère ou très peu sollicitée. Or, la logique serait de préserver cet organe noble, le cerveau, de ne pas le fatiguer et l'encombrer d'informations et de connaissances. Celles-ci seraient à leur place sur des supports électroniques qui les préservent durablement et les rendent transmissibles et consultables à tout moment. Le contre-exemple parfait de cette situation est symbolisé par deux personnalités devenues mondiales. A 20 ans, M. E. Zuckerberg fonde Facebook, qui dispose aujourd'hui de 901 000 000 de membres. Avant lui, et à 20 ans aussi, Bill Gates fonde Microsoft dont les logiciels font fonctionner le monde. Sur la carte de l'un et sur la carte de l'autre, se trouve la mention «entrepreneur». Entreprendre c'est créer, imaginer. C'est sortir de tous les cadres, de tous les moules, de tous les schémas et les transcender, s'en libérer ; à ses risques et périls. Dans l'acte d'entreprendre, il y a toujours prise de risque. C'est toujours une aventure. Mais entreprendre n'est pas un acte personnel volontaire, et, pour se déployer, il a besoin de conditions dont, bien sûr, la liberté d'entreprendre et de penser. En Algérie, les obstacles à l'acte d'entreprendre sont nombreux, mais deux limitations sont particulièrement redoutables : la toute puissance de la culture du hifz et la généralisation de l'arbitraire. C'est à l'école que la culture du hifz, en général, et la technique de la mémorisation, en particulier, sont imposées une fois pour toutes. C'est, par exemple, l'exigence du hifz qui ordonne et détermine toute l'organisation pédagogique. C'est elle qui détermine la forme du cours. Celui-ci doit être dicté et ne peut être que dicté, parce que, pour mémoriser, les étudiants ont besoin d'une matière à mémoriser, à apprendre par cœur. Le corollaire de la modalité «cours dicté» est que l'examen ne peut être que restitution du cours. Ce qui fait la différence entre les copies, c'est uniquement d'ordre quantitatif ; elle réside dans la quantité d'éléments (du cours) restitués. Cette culture a évidemment une origine. Dans la tradition judéo-chrétienne comme dans la tradition arabo-islamique, c'est l'institution religieuse qui est hégémonique. De ce fait, l'éducation apparaît comme une fonction parmi d'autres de la religion. Par exemple, les universités dans les deux civilisations sont la création de la mosquée et de l'église. Dans notre histoire, l'éducation est, de part en part, religieuse : elle se faisait dans les mosquées ; les matières religieuses sont exclusives ou centrales et les autres matières sont dites auxiliaires. Quant à la pédagogie, elle privilégie le recours à la mémoire. Le fondement de toute connaissance est le Coran qui doit être appris par cœur. Par la suite, les sciences religieuses ont suivi ; ont suivi aussi les sciences profanes. Les ulémas s'ingénièrent à trouver la meilleure manière pour faciliter l'apprentissage par mémorisation. La solution fut la mise en vers de sciences entières. La forme ourjouza (le poème sur le mètre rajaz) est la plus pratiquée. La plus célèbre ourjouza est celle d'Ibn Sina. Elle dépasse les 1300 vers. La mémorisation s'impose donc comme le premier et souvent l'unique effort de l'étudiant. Ibn Khaldoun est critique : «Apprendre par cœur, disait-il, ce n'est pas cela l'entraînement scientifique.» Berque parle même d'hypertrophie de la mémoire. L'ARBITRAIRE GéNéRALISé L'autre grande limitation à l'acte d'entreprendre est la pratique généralisée de l'arbitraire. Je ne parle pas ici de l'arbitraire du pouvoir, mais de tous ces mini-arbitraires à l'œuvre dans toute la société et qui sont exercés par de petits chefs. Deux exemples qui concernent l'acte d'entreprendre dans la recherche scientifique. Le premier concerne l'accès à la recherche. En mai 2010, et afin de combler l'énorme retard pris, est lancée une initiative à la fois audacieuse et ambitieuse, les Programmes nationaux de recherche (PNR). Et comme il arrive souvent chez nous, on n'a pas réuni les moyens de sa politique, l'attractivité matérielle de cette formule fait qu'un nombre considérable de propositions sont déposées, à tel point que l'organisation est vite débordée. Les choses prennent alors une tournure qui rappelle la distribution des logements sociaux : beaucoup d'opacité et pas mal d'abus. On sert les copains d'abord. A la lecture de ce constat, on ne manquera pas de feindre l'indignation : ce sont les experts qui, en «toute objectivité et indépendance décident, en conscience». Tu parles, Hafid ! dis-moi qui désigne l'expert et je te dirai qui va être dedans et qui va être dehors. D'ailleurs, des experts et néanmoins porteurs de projets ont été «jetés» par des experts encore plus experts qu'eux. La distribution des logements, elle aussi, a ses garde-fous et pourtant… Le deuxième exemple concerne la liberté de recherche et l'exercice de l'arbitraire. C'est une enquête qui a pour objet les étudiants, ce qu'ils sont devenus, ce qu'ils pensent. L'échantillon prévu est de 650 étudiants de six départements de l'université d'Oran. Tout se passe le plus normalement du monde sauf en fac de médecine où la direction dit non. Une lettre d'explication et de recours demeure sans réponse. Pourquoi ce refus ? Parce que, dit la direction, le questionnaire comporte des questions «déplacées», mais sans prendre la peine de les désigner. C'est quoi une question «déplacée» dans une recherche scientifique ? Pourquoi 539 étudiants ont répondu sans problème ? D'ailleurs, beaucoup d'entre eux ont dit leur satisfaction : «C'est la première fois qu'on pense à nous, qu'on nous écoute, qu'on s'intéresse à ce que nous pouvons penser…» Qu'est-ce qui fait que des spécialistes en médecine s'autorisent à s'immiscer dans le travail de spécialistes en sociologie et en fin de compte à s'instituer en instance de censure ? C'est de cela qu'il s'agit, puisque l'interdiction de faire passer le questionnaire à la fac de médecine met par terre toute l'enquête, parce que, sans la médecine, il n'y a plus de représentativité possible et les centaines de questionnaires recueillis sont destinés au pilon. Dans ces deux exemples, c'est l'arbitraire pur, et il est d'autant plus hideux que ce sont des universitaires qui l'exercent à l'endroit d'autres universitaires. Et cet arbitraire est rendu encore plus insupportable du fait, qu'en face, il n'existe aucun recours. Il reste possible d'emprunter la voie des exclus du logement social : écrire à toutes les autorités, locales régionales et nationales, à moins d'essayer une autorité internationale. Un club de foot, le RC Kouba, victime de l'arbitraire des autorités nationales du football, s'est adressé à une autorité supranationale, le tribunal arbitral du sport, et il a obtenu gain de cause (2008). Il apparaît donc que la culture du hifz constitue une violence symbolique qui se trouve aux antipodes de l'exercice de l'imagination et de l'intelligence. Son caractère inhibiteur se renforce par la pratique de l'arbitraire et tous deux se dressent en Muraille de Chine pour faire barrage à l'acte d'entreprendre et de créer dans le domaine scientifique. Sait-on que depuis l'indépendance et jusqu'au début de 2012, notre pays n'a produit que 150 brevets ? En Algérie, le vrai chercheur ressemble de plus en plus à Sisyphe. Camus nous invite à la philosophie : «lI faut imaginer Sisyphe heureux…» Petite consolation ! Pour faire face à l'absurde et vivre l'éternité de son rocher, Sisyphe avait la force surhumaine de se hisser au-dessus de ceux qui l'ont condamné. Mais un chercheur algérien ? Humain, trop humain, disait Nietzsche…