La crise économique n'est qu'un facteur conjoncturel qui a aggravé le malaise structurel d'une presse totalement dépendante de la finance et de la marchandisation de l'information. Washington De notre envoyé spécial La presse américaine s'enfonce de plus en plus dans la crise. Même si certains secteurs économiques aux USA tentent de relever la tête, la presse quant à elle continue sa marche vers le désastre. Spécialistes et journalistes, tous s'accordent à dire que la presse outre-atlantique traverse sa crise la plus profonde qui risque de reconfigurer radicalement le paysage médiatique américain. Pas moins de 100 journaux, locaux notamment, ont mis la clef sous le paillasson depuis une année, en raison de l'effondrement des recettes publicitaires. Même les journaux les plus prestigieux ne sont pas épargnés par le séisme financier. Après avoir été contraint d'hypothéquer son siège de Manhattan, l'an dernier, pour se procurer des liquidités, le puissant New York Times se voit dans l'obligation de chercher de l'aide auprès du milliardaire mexicain d'origine libanaise, Carlos Slim. De son côté, le Chicago Tribune est menacé de disparition car sa société éditrice est en faillite et le Los Angeles Times risque de connaître le même sort. Même climat de panique pour le canard de la finance new-yorkaise : les pertes du Wall Street Journal et du groupe multimédia appartenant à Robert Murdoch s'élèvent à 2,5 milliards de dollars, selon le Washington Post. Ce dernier aussi n'est pas épargné, il a été dans l'obligation de réduire sa pagination et de se passer de son supplément littéraire. Pour « sauver leur peau », beaucoup de journaux recourent à la solution la plus facile : suppression d'emplois et fermeture de leurs bureaux à l'étranger. C'est le cas pour la prestigieuse agence Associated Press qui a mis 10% de ses effectifs à la porte. Selon les chiffres rendus publics ici, à Washington, plus de 20 000 emplois ont été tout simplement supprimés dans la presse écrite américaine. Mais ce qui complique la vie à cette presse, c'est la montée en puissance des « social medias », ce qui a provoqué un recul substantiel des ventes des journaux. Les sites internet, blogs et twitter sont allés chasser sans complexe dans le lectorat traditionnellement fidèle aux journaux historiques. Les spécialistes l'appellent désormais la « presse citoyenne ». Son impact sur l'opinion ne cesse de grandir, ce qui pousse les annonceurs à abandonner la presse papier pour les journaux électroniques. L'inquiétude gagne jusqu'à la Maison-Blanche. « Des discussions sont engagées à Washington afin de trouver un moyen de sauver le quatrième pouvoir, nécessaire à la démocratie américaine », a assuré un journaliste du Washington Post. Cette grave crise qui frappe de plein fouet les médias américains a poussé les professionnels de l'information à se remettre en cause et à réfléchir sérieusement sur les vraies raisons de cette « catastrophe » et sur les moyens d'en sortir. Lors d'un débat organisé dans la salle de conférences du département d'Etat, la semaine dernière, devant des journalistes du monde entier, le célèbre Bob Woodward du Washington Post est longuement revenu sur les déboires de la presse écrite dans son pays. Il a estimé que « cette crise, avant d'être financière, est avant tout morale. C'est sa crédibilité qui est mise en cause, car elle ne s'est pas montrée courageuse et agressive à des moments importants dans la vie des USA ». Il a rappelé comment la presse new-yorkaise s'est comportée à la veille de la guerre contre l'Irak. Pour celui qui avait déclenché le scandale du Watergate en 1972, « si nous avions été agressifs, on aurait évité la guerre. La crise de la presse avait déjà commencé à ce moment-là. La perte de crédibilité s'est faite sentir juste après. Subitement, on découvre que nous sommes partis en guerre non pas parce que l'Irak détenait les armes de destruction massive, comme on nous a fait vendre le discours. La presse avait tout fait pour convaincre l'opinion américaine de la nécessité de la guerre ». Bob Woodward a reconnu que la presse de son pays avait agi avec émotion et « n'a pas pu analyser l'événement avec le recul qui s'imposait ». Il admet qu'avant l'agression contre Baghdad, « beaucoup de journalistes, y compris moi, avions des informations disant que l'Irak ne possédait pas d'armes de destruction massive. Mais nous n'avons pas été suffisamment agressifs. On n'a pas écouté les rares voix qui appelaient à la raison. Et nous, en tant que journalistes, n'avions pas sérieusement enquêté sur le dossier, comme cela devait se faire ». « Personnellement, j'avais échoué dans ma mission, je n'étais pas agressif. Cet échec, je l'ai intériorisé », a reconnu B. Woodward, qui a continué sa vie de journaliste dans le journal de ses début, le Washington Post. L'investigation, voilà un terme qui commence à disparaître du lexique journalistique américain si la presse ne sort pas rapidement du tunnel. C'est ce que pense Mark Whitaker, journaliste et vice-président du NBC News, la crise financière « pousse les journaux et les chaînes de télévision à réduire leurs budgets, ce qui va inévitablement provoquer une baisse de la qualité de l'information. Beaucoup de journaux et de télés ferment leurs bureaux dans certains endroits du monde ». M. Whitaker, qui est considéré comme l'un des meilleurs journalistes américains, estime que cela aura des répercussions négatives sur le métier de journaliste. « L'ordre du jour des médias est souvent déterminé par l'agenda de l'Administration américaine. Ce qui veut dire moins d'enquêtes journalistiques. La profession se bureaucratise. » L'avis est partagé par celui qui tient la chronique politique au New York Times, Steven V. Roberts, qui voit en la presse électronique une menace pour celle écrite : « Il est clair que les médias américains font face à une crise sans précédent à cause du désastre économique. Beaucoup de journaux ont fermé leurs bureaux à l'étranger, ce qui ne sera pas sans conséquences. » Cependant S. V. Roberts, qui dispense aussi des cours à l'université George Washington, reste optimiste quant à l'avenir et indique que « ce qui vient de se passer doit nous servir de leçon. Les annonceurs doivent se mettre en tête qu'ils achètent des espaces d'annonce et non pas les opinions et les lignes éditoriales. Il faut que le journaliste soit indépendant de tout pouvoir, quel qu'il soit, pour rendre son métier plus crédible et gagner la confiance des lecteurs ». En conclusion, les nombreux experts et spécialistes, qui sont intervenus lors de cette journée dédiée à la presse, estiment que la crise économique n'est qu'un facteur conjoncturel qui vient percuter une presse déjà « malade ». Une presse qui a connu depuis des années « des difficultés structurelles liées à la marchandisation excessive de l'information et à une dépendance presque totale de la publicité ». L'autre point soulevé, celui des quotidiens appartenant à de grands groupes multimédias qui adoptent comme ligne de conduite la défense de la stratégie de l'entreprise éditrice. « Ce qui mène à imposer une lecture subjective et partisane de l'information », conclut M. Whitaker. Colmater ces brèches est le défi majeur qui attend la presse américaine, d'autant plus que les lecteurs réclament leur droit à une information fiable et de qualité. Un enjeu plus important que jamais pour la démocratie.