A Locarno, le cinéma est sur la place la Piazza Grande au cœur de la vieille ville avec ses pavés et son écran géant. Et là, le soir, il y a des films qui sortent de la mémoire quand, grande surprise, on voit Alain Delon (himself), tout sourire, accepter l'hommage qui lui est rendu et présenter une œuvre qui a pris une place majeure dans sa longue et brillante carrière. Il s'agit de Rocco et ses frères, réalisé par Luchino Visconti en 1960. C'est une œuvre fulgurante qui a décroché le prix spécial du jury à la Mostra de Venise, la même année. Beaucoup, paraît-il, y voyaient le Lion d'Or. Le casting est prestigieux : Delon, Annie Girardot, Rénato Salvatori, Claudia Cardinale, Roger Hanin… Rocco et ses frères (titre original : Rocco e i suoi fratelli) a subi la rage des censeurs italiens et déchaîné la polémique. Dans des régions d'Italie, Visconti fut soumis à des procès qui ont duré des mois, accusé d'avoir filmé des scènes brutales et obscènes. Mais son film a connu un énorme succès commercial sur le plan international. L'histoire, où Rocco (Alain Delon) monte sur le ring pour expier une faute commise envers son frère Simoné (Rénato Salvatori), c'est celle de la désintégration d'une famille méridionale (une mère et ses cinq fils) au contact de Milan, la grande ville du Nord, inhumaine, égoïste, insensible aux malheurs des gens du Sud qui demandent un logement et du travail. C'est le rituel de toutes les vagues d'émigrés qui fuient la misère et qui croient trouver une meilleure vie au Nord. Ce qu'ils trouvent n'est que violence et déchéance la plupart du temps. Beaucoup même retournent dans leur village. Le déchaînement de violence dans le film très réaliste de Visconti a poussé le quotidien milanais Il Giorno à publier des lettres de protestation de lecteurs, comme celui qui a écrit : «Luchino Visconti a-t-il songé à faire un film sur ‘'sa'' ville natale Milan, sur la générosité, l'ardeur au travail et la sincérité de ses habitants ? C'est tout juste qu'il n'a pas honte de dire qu'il est né à Milan. Et maintenant, il fait un film sur les méridionaux qui viennent chercher du travail et du pain.» En Italie, Rocco et ses frères a donc failli être interdit, du moins «cléricalement» mutilé de certaines scènes. Mais le monde de la culture, la critique, les partis politiques et les syndicats de gauche l'ont défendu jusqu'au bout. Le public des salles de cinéma lui a réservé un triomphe. C'était la meilleure recette du cinéma italien, après La Dolce Vita. Luchino Visconti, heureux de ce grand succès, disait : «L'adhésion du public et de la critique se fondent sur l'amour de la vérité et non pas sur la peur du diable.»