Le 29 octobre 1965, le leader de l'opposition marocaine Mehdi Ben Barka disparaissait devant la brasserie Lipp à Paris. L'enquête, qui n'a jamais été close, connaît aujourd'hui de nouveaux blocages. Quatre mandats d'arrêt internationaux visant notamment le puissant chef de la gendarmerie royale ont été suspendus par le parquet de Paris. Béchir Ben Barka, le fils du leader politique disparu, ne cesse de chercher la vérité… 44 ans après. Entretien Une ONG marocaine demande au président français Nicolas Sarkozy de mettre fin au « cafouillage juridico-politique qui semble caractériser le traitement de l'affaire Ben Barka », vous vous associez à cette revendication ? Bien sûr. Dans cette affaire, la responsabilité politique des deux Etats, marocains et français, est établie. D'abord côté marocain, le rôle du ministre de l'Intérieur de l'époque, le général Oufkir, et celui de son patron de la sûreté, Ahmed Dlimi, sont avérés dans l'assassinat de mon père. Côté français, mon père a été enlevé par des truands français avec certainement des implications à un plus haut niveau dans l'administration française. Il y avait en tout cas une convergence d'intérêts pour faire disparaître mon père et faire piétiner le travail de la justice et découvrir ce qui s'est réellement passé… Je ne vous parle pas des implications des services secrets israéliens, le Mossad et de la CIA américaine… Justement, racontez-nous ce que vous savez sur l'implication de ces services secrets… Une revue israélienne avait publié en 1967 une enquête sur le rôle d'Israël dans la disparition de Mehdi Ben Barka, notamment la complicité du Mossad avec le royaume du Maroc pour faire disparaître mon père… Ensuite, les journalistes auteurs de cette enquête ont été arrêtés et condamnés par un tribunal militaire. Mon père soutenait le combat des pays du Tiers-Monde et s'opposait notamment en Afrique aux colonies espagnoles et portugaises ainsi qu'au régime d'apartheid en Afrique du Sud soutenu par Israël. Il était surtout l'un des meilleurs porte-parole de la cause palestinienne. Il était donc dans l'intérêt de l'Etat hébreu de liquider mon père. Pour la CIA, l'agence américaine a reconnu posséder plus de 1800 fiches au nom de Mehdi Ben Barka… En France, le parquet de Paris a demandé la suspension de la diffusion des mandats d'arrêt émis par Interpol qui visaient quatre hommes présumés impliqués dans la disparition de votre père. Vous analysez cela comment ? En 24 heures, la justice française a produit deux décisions contradictoires. Le vendredi 2 octobre, rien ne s'opposait aux quatre mandats internationaux. Le lendemain, le parquet prend une décision contraire. Je vous le dis : c'est une décision politique qui vient certainement de l'Elysée. D'ailleurs, depuis la plainte de 1975, toutes les décisions de blocage ont été des décisions politiques à la faveur de la « raison d'Etat ». L'un des mandats d'arrêt concerne l'ancien capitaine dans le cabinet d'Oufkir, l'actuel chef de la gendarmerie marocaine, le général Benslimane. Une convention franco-marocaine permet à un juge français d'enquêter au Maroc via les commissions rogatoires. Un juge d'instruction marocain doit mener l'enquête sur le terrain. Mais depuis 2003, c'est le blocage, on répond à la justice française que l'adresse du général Benslimane est inconnue… ce qui est un comble ! C'est pour cela que le juge français a utilisé la seconde procédure, celle du mandat d'arrêt international, mais là aussi on bloque le travail de la justice… Selon l'écrivain Georges Fleury, un ancien commando de marines, votre père aurait été incinéré dans l'Essonne, en France, vous croyez en cette version ? C'est une version supplémentaire… On a tout raconté sur la mort de mon père : depuis les années 1970 on dit d'abord qu'il avait été incinéré dans de la chaux, puis dissous dans de l'acide, enfin jeté d'un avion dans la mer, cette dernière version demande vérification. Je suis dubitatif car cette personne a attendu vingt-cinq ans avant de se manifester. Et le rapport de la gendarmerie sur cette enquête n'a jamais été remis à la justice. Je crois plutôt qu'on essaie de détourner nos regards des vrais responsables. Les Marocains qui étaient aux commandes à l'époque, ceux visés par les mandats d'arrêt, eux, savent… On veut nous faire croire que par la mort de tous les protagonistes (les Français, Oufkir, Dlimi…), il n y a plus rien à chercher : il faut enterrer l'affaire. C'est faux. Moi, je m'en tiens à une seule version certaine : mon père a été interpellé à Paris par deux policiers français puis emmené dans une voiture de service vers une villa en banlieue parisienne. Ensuite, c'est la fin des certitudes et des hypothèses. On parle de l'arrivée d'Oufkir et de Dlimi dans la villa, une dispute qui aurait dégénéré… Mais nous n'avons pas de certitudes. En quoi Mehdi Ben Barka, ancien percepteur, prof de math de Hassan II, gênait-il le roi du Maroc, pourquoi ce dernier avait-il intérêt à le liquider ? Je vous l'ai dit, c'est une convergence d'intérêts qui s'est établie pour faire disparaître mon père. Mehdi Ben Barka était à la tête du comité de préparation de la conférence tricontinentale qui devait se dérouler en janvier 1966 à la Havane. Rencontre qui devait réunir tous les pays du Tiers-Monde et les mouvements de libération. Le seul capable de faire réunir l'URSS et la Chine – à l'époque pas très proches – la Chine et Cuba, c'était Ben Barka. Il a réussi à fédérer tous ces mouvements, et c'est là qu'il devenait un danger pour beaucoup (Américains, Français, Israéliens..). Concernant le roi Hassan II, Mehdi Ben Barka était un opposant. Il voulait une monarchie constitutionnelle, c'est-à-dire un roi mais avec une assemblée à travers laquelle le peuple pouvait avoir son mot à dire. Durant les années de plomb, mon père a été condamné deux fois par Hassan II : une fois pour avoir dénoncé la guerre des frontières contre l'Algérie en 1963, ensuite condamné à mort par contumace suite à l'accusation d'Oufkir selon laquelle mon père aurait voulu renverser le pouvoir en 1964. Du coup, après avoir quitté le Maroc en 1963, Mehdi Ben Barka n'est plus retourné dans son pays… En Algérie, Mehdi Ben Barka bénéficie d'une grande popularité, vous pensez que sans son assassinat, le Maghreb d'aujourd'hui aurait été différent ? Vous savez que serait devenu le Monde si Allende n'avait pas été assassiné, si Che Guevara n'était pas mort ? Avec des si, on peut faire beaucoup de choses. La lutte des peuples pour décider d'eux-même est d'abord un mouvement social, mais personnifiée par une tête, l'une de ces têtes c'était Ben Barka. Il fallait décapiter le mouvement pour l'essouffler…Mon père était très proche de l'Algérie. Entre 1939 et 1942, il a fait sa licence de mathématiques à l'université d'Alger. Il était Maghrébin dans l'âme, il aurait même aidé l'Algérie indirectement dans les négociations des Accords d'Evian en 1962. Il conseillait le président Ahmed Benbella. Depuis la Radio du Caire, il dénonçait la guerre des sables quand le Maroc attaquait l'Algérie en 1963. Pour lui, ce n'était pas dans l'intérêt des deux pays et il a été condamné par le royaume pour cette prise de position. Aujourd'hui, 44 ans après sa mort, on n'a toujours pas révélé la vérité. Nicolas Sarkozy et Mohammed VI n'étaient pas des contemporains de Ben Barka, on ne comprend pas pourquoi ils continuent à bloquer l'affaire… Je ne pense pas que c'était comme le disait le général de Gaulle « une affaire vulgaire et subalterne ». Elle implique, selon moi, des intérêts vitaux, des personnes haut placées même dans l'Etat français, d'où ce blocage politique. Mais pour moi, ma mère et ma famille, nous ne baisserons pas les bras, vous ne savez pas la douleur que c'est : il nous manque un corps, une sépulture pour nous recueillir auprès de mon père ! Bio express : Fils aîné de Mehdi Ben Barka, Béchir est né en 1950 à Rabat. A 14 ans, il quitte le Maroc pour s'installer avec son père et sa famille en Egypte. Une année plus tard, c'est le drame, son père Mehdi Ben Barka disparaît le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp à Paris, au cours d'une opération attribuée aux services marocains du roi Hassan II avec la complicité de policiers et de truands français. Son corps n'a jamais été retrouvé. Professeur de mathématiques dans un institut technique à Belfort, en France, Béchir Ben Barka remet les pieds au Maroc avec sa famille en 1999 après un exil volontaire de plus de 20 ans.