Garder pour moi seul cette réflexion de Mohamed Boudiaf sur la Révolution du 1er Novembre, ne sera pas seulement un acte d'égoïsme de ma part, mais un acte de trahison de sa mémoire et de sa volonté de transmettre à la jeunesse algérienne une partie de sa vision du futur qu'il envisageait pour l'Algérie.Du 1er novembre, il a précisé que : «En réalité, le départ aurait dû avoir lieu le 18 octobre, et son report au 1er Novembre n'a tenu qu'à des considérations d'ordre interne qu'il serait trop long d'exposer ici. La vérité est que le choix de cette date n'a été motivé par aucune intention de faire coïncider le déclenchement avec le culte des morts qui, certainement depuis qu'ils appartenaient à l'autre monde, devaient se désintéresser totalement des choses d'ici-bas entre Algériens colonisés et Français impérialistes. D'ailleurs, si l'on tient, malgré tout, à affubler la décision historique du 1er Novembre de ce masque infâmant, nous serons bien aise de notre côté d'aligner une longue liste de dates marquées par des hécatombes au compte du colonialisme français qui, depuis le jour où il a foulé la terre algérienne, et durant un siècle et trente et un ans, n'a respecté ni notre religion, ni nos fêtes, ni notre tradition pour perpétrer les pires crimes et exactions que l'histoire ait enregistrés depuis les âges les plus reculés de l'humanité. Un jour viendra où tous les crimes seront connus et, à ce moment, on oubliera volontiers de parler aussi légèrement du 1er Novembre 1954.» Mais, ce qui m'a décidé à dépoussiérer cet article de mon père et d'en publier de larges passages, c'est la ressemblance frappante de la situation de la veille du 1er Novembre 1954, avec les circonstances que vit le peuple algérien actuellement et notamment de la vie des partis politiques dont dit clairement : «Sans conteste, les partis, d'un bord comme d'un autre, avaient beaucoup perdu de leur audience ; quant aux masses, gavées de mots d'ordre contradictoires, d'où rien n'était sorti, elles donnaient l'impression, après cette bagarre de slogans et de palabres, d'une lassitude indéniable et d'une conviction non moins solide de l'inefficacité des uns et des autres. Il n'était pas rare, en ces temps, d'entendre des propos du genre : la faillite des partis politiques, complètement déphasés par rapport au peuple dont ils n'ont pas su ou pu s'inspirer à temps pour saisir sa réalité et comprendre ses aspirations profondes. Il faut noter, à cette occasion, que notre peuple, à l'instar de tous les peuples qui montent, possède une bonne mémoire et une acuité instructive de ce qui se fait dans son intérêt. S'il lui est arrivé de se désintéresser, à un certain moment, de presque tous les partis politiques qui se disputaient ses faveurs, cela revenait avant tout à ce sens infaillible de l'histoire et à cette sensibilité forgée dans les dures épreuves dont les événements de Mai 1945 ont été une des plus marquantes. A quoi bon de s'exprimer pour rien ? Ils sont tous les mêmes : beaucoup de palabres mais de résultat, point. Qu'ils s'entendent et se préparent s'ils veulent parvenir à un résultat.» D'autre part, ce qui m'a mis les larmes aux yeux, c'est cet extrait de l'article où j'ai presque entendu sa voix lire ce passage tant la pertinence et l'amère réalité de la ressemblance avec ce qui se passe aujourd'hui dépasse toute comparaison avec ce que j'ai pu lire avant cet article qu'il a intitulé «Le commencement». En effet, Mohamed Boudiaf décrit les partis politiques de l'époque comme s'il était encore parmi nous, pour décrire la déconfiture des partis de notre temps. Car, avec une perspicacité très rare de nos jours, il dit ceci : «Autre remarque : la déconfiture de ces partis politiques, avant d'être le fait de tel ou de tel homme, ou groupe d'hommes, est, en dernière analyse, le résultat de tout un ensemble de causes dont les principales reviennent à une méconnaissance ou, pour le moins, une incapacité de s'inspirer du peuple, aux oppositions entre les hommes élevées au-dessus des idées et des principes, et en dernier lieu au vieillissement très rapide, inhérent spécialement aux partis politiques des pays jeunes, trop vigoureux et pleins de bouillonnement révolutionnaire pour s'accommoder facilement de tout ce qui est immobilisme.» Il poursuit avec une lucidité déconcertante, en notant que : «Mis à part les directions politiques moribondes s'accrochant vainement à leurs appareils organiques, fortement éprouvés et réticents, il faut signaler : à la base, le peuple d'où s'effaçaient progressivement les oppositions politiques et qui semblait dans son recul préparer le grand saut et, dans une position intermédiaire, le volume des militants abusés, quelquefois aigris mais restant vigilants parce que plus au fait des réalités quotidiennes et du mécontentement des masses accablées qu'elles étaient par une exploitation de plus en plus pesante.» Quant au passage qui suit, Mohamed Boudiaf, dans cet article «Le commencement», annonce comme une prophétie que malgré la confusion qui régnait, le peuple algérien contenait, en son sein, un petit groupe qui avait sonné le glas du colonialisme. Dans ce sens, il remarque simplement : «…Qu'en novembre 1954, toutes les conditions, malgré la confusion de façade qui régnait alors, étaient réunies, concrétisées en deux forces aussi décidées l'une que l'autre : d'une part, un peuple disponible, ayant gardé intact son énorme potentiel révolutionnaire légendaire instruit par ce qu'il a subi durant une longue occupation et plus récemment à l'occasion du 8 mai 1945, exacerbé par ce qui se passait à ses frontières et n'ayant enfin plus confiance dans tout ce qui n'est pas lutte directe de la force à opposer à la force et, d'autre part, une avant-garde militante, issue de ce peuple dont elle partageait les expériences quotidiennes, les peines et les déboires pour se tromper, le peu qu'il soit, sur cette force colossale dans sa détermination d'en finir avec une domination qui a fait son temps.» Plus loin dans ce même article, il évoque furtivement, dans sa modestie légendaire, l'esprit des hommes de Novembre, dont il dit : «Il faut retenir également le souci des premiers hommes de la révolution d'introduire un autre esprit, d'autres méthodes et surtout une conception neuve tant en ce qui concerne les idées que l'organisation ou les hommes.» Quant à la Révolution, il m'a semblé plus qu'opportun de reprendre ce passage afin de permettre à la jeunesse, par ces temps où une campagne de falsification de l'histoire bat son plein, l'idée que se faisait Mohamed Boudiaf de la Révolution du 1er Novembre et dont il disait : «Née du peuple, la Révolution algérienne, à son départ, s'inscrit en faux contre toutes les manoeuvres de tendances ou concepts d'exportation quels qu'ils soient, plaçant la lutte sous le signe de l'union du peuple algérien en guerre, union solidement soudée par des siècles d'histoire, de civilisation, de souffrances et d'espoir.» Enfin, sa nature répugnant l'esprit mesquin, le larbinisme, les coteries, Mohamed Boudiaf qui inscrivait son action sur tout un autre registre que celui de ceux qui ont confisqué l'indépendance au peuple, remarquait subtilement que la révolution était : «Issue d'une période où les luttes des coteries et des personnes avaient failli tout emporter dans leur obstination aveugle et criminelle, la Révolution du 1er Novembre décréta le principe de la collégialité, condamnant à jamais le culte de la personnalité, générateur de discorde et nuisible, quelle qu'en soit la forme, à l'avenir d'un jeune peuple qui a besoin de tous ses hommes, de toutes ses ressources et d'une politique claire et franchement engagée qui ne peut être l'affaire d'un homme, aussi prestigieux soit-il, mais de toute une équipe d'hommes décidés, vigoureusement articulés en une organisation bien définie, disposés à donner le meilleur d'eux-mêmes avant de se faire prévaloir de tout titre, de toute légitimité et encore moins de droits acquis ou de prééminence de tout genre». En réalité, il ne m'était pas possible de déterrer cet article de Mohamed Boudiaf, d'en choisir quelques extraits qui me semblaient intéressants par leur brûlante ressemblance à la situation que nous vivons actuellement, sans préciser qu'à la lecture de ce simple «Commencement», il me paraît tout à fait naturel que Mohamed Boudiaf connaisse la «fin» qui lui a été préparée par les hommes de «l'acte isolé». Mohamed Boudiaf, qui n'a jamais souscrit au système qui a assassiné Abane Ramdane, qui a écarté Abbas, Benkhedda, Krim, Boudiaf, dès le 5 juillet 1962, un système qui a jugé sans appel Chaabani et tant d'autres, est un système qui a concocté «l'acte isolé» et qui connaîtra bientôt la fin qui a été toujours réservée aux systèmes basés sur le mal. Comme toute chose dans la vie, le mal connaîtra un jour sa fin et le 1er Novembre n'est pas un acte isolé.