L'action de deux chefs de file qui renouvellent le genre en investissant également de nouvelles écritures scéniques est salutaire. Elle l'est tant cet art est dévalorisé, considéré comme enfantin parce qu'il ne s'adresse d'ailleurs en Algérie qu'aux enfants, qu'il verse dans l'animation plutôt que dans le 4e art et que lorsqu'il s'y tient, il se présente sous une conception uniforme, le copié/collé d'un spectacle à l'autre étant la règle.Chez les deux compagnies, exit l'archaïsme, la facilité et la poupée faite d'un morceau d'éponge recouvert d'un chiffon. Avec elles, fini le règne absolu de la marotte qu'on agite au son d'une bande enregistrée avec dialogue et musique. La marionnette à fils, plus complexe, garde par contre sa place, mais de façon amplifiée, sans le play-back, avec, s'il vous plaît, des dialogues en live cette fois. Mais surtout, maintenant, c'est aux côtés d'un nouveau protagoniste qu'elle partage la scène, la marionnette-objet qui a fait récemment son entrée en Algérie. Cependant, suprême nouveauté, elle n'évolue plus uniquement dans l'étroit cadre d'un castelet, n'étant plus désormais obligée d'apparaître que de gauche ou de droite d'un cadre, de profil ou de face puisque maintenant elle se déplace sur la scène de théâtre de la même façon qu'un acteur. Yacine Tounsi, animateur en chef de Masrah Ellil, nous explique cela : «Le plaisir est alors double dans cette occupation des trois dimensions de l'espace scénique. On voit la marionnette sous tous les angles et son manipulateur, manipulation à vue oblige, n'est plus dissimulé. Il donne à voir son art du maniement. Mais attention, la gageure, c'est qu'il faut que le tout fonctionne. Car si les possibilités de mise en scène sont multipliées avec le castelet moderne qu'est la scène, la palette des expressions de la marionnette demeure limitée par rapport à celles de l'acteur, qui lui peut faire durer plus longtemps son jeu sur une émotion, une situation. Après sa création, son manipulateur doit mettre rapidement à jour ses points forts pour les mettre à profit, chaque marionnette possédant les siens propres. Et pour éviter le moindre couac qui anéantit l'illusion, il est impératif que la manipulation soit juste. Le personnage que campe la marionnette doit ainsi devenir réel, au point que l'on ne voit plus que lui. Mais pour que le manipulateur n'attire pas le regard à son détriment, qu'il devienne invisible en somme, il est nécessaire qu'il possède le métier d'acteur afin d'être en mesure de projeter efficacement ses mimiques sur sa marionnette». Il ajoute : «Pour ma part, je ne me qualifie pas comme un marionnettiste. Je suis davantage un technicien de marionnette. Je cherche la façon de la mettre en scène. D'ailleurs, je ne pars pas d'un texte pour monter un spectacle comme je le faisais dans le théâtre d'acteur. Je mets plutôt au point une conception d'un spectacle. Je conçois une mise en scène ainsi qu'une marionnette particulière. C'est après coup que je pense à un texte pour les employer au maximum de leurs possibilités.» De la sorte, dans son dernier spectacle, El Maâza oua dib (La Chèvre et le Chacal), l'attraction en est le chacal qui, à un moment, est manipulé par cinq marionnettistes à la fois, dans une étroite coordination afin qu'en même temps qu'il se meut (jambes), il exprime émotion (tête, bouche) et son excitation (mains) au moment où il pénètre par ruse dans le logis d'agneaux qu'il s'apprête à dévorer. Dans Siwana, monté en 2011, l'enjeu était de réaliser des marionnettes dont la structure est un squelette de parapluie. La principale était une autruche, plus vraie que nature, aux longues pattes en PVC flexible. Chahinez, sa manipulatrice, méritait amplement le prix du meilleur manipulateur qui n'existait pas lors de l'édition du Festival national de la Marionnette de Aïn Témouchent de cette année-là. Le jury de la dernière édition (14-18 octobre 2012) a d'ailleurs recommandé d'instituer ce sacre. Il a même accordé le prix qui porte son nom à Karim Atef qui donnait vie au chacal dans El maâza oua dib. A cet égard, petite parenthèse, le théâtre Azzedine Medjoubi d'Annaba avait réalisé une bonne affaire, culturellement parlant, puisque ce spectacle qu'il a produit a également remporté la plus importante distinction du 6e FNM. Tounsi n'était pas à son premier succès, puisque lors de la deuxième édition, en 2008, il avait également décroché le prix du meilleur spectacle avec Sisbane. Là, plus que dans les œuvres suivantes, tous les personnages étaient des marionnettes-objets, c'est-à-dire des objets hétéroclites, essentiellement des ustensiles de cuisine, détournés de leur usage habituel. Ainsi, une cuillère en bois et une plus grosse sont des fourmis : «J'ai ignoré le théâtre de marionnettes jusqu'à 2003, parce que je ne sais pas fabriquer une marionnette traditionnelle. J'y suis venu après ma découverte de la marionnette-objet en Tunisie, lors d'un festival méditerranéen», avoue Yacine. En 2004/2006, il travaille sur un spectacle-école avec une troupe française en se spécialisant dans la marionnette-objet. Le champ de la créativité est immense avec les possibilités qu'ouvre ce genre. Yacine l'exploite pour donner plein la vue à son public, parce que dans ce genre on crée exactement à la manière d'un enfant. Avec des bouts de rien, on réalise une construction qui doit entièrement à l'inspiration. L'ingéniosité qu'on met dans la création et la dextérité dont on fait preuve dans sa manipulation constituant en soi un spectacle. C'est ce qui explique la veine du spectaculaire dans le répertoire de Masrah Ellil. A cet égard, il n'est pas fortuit que ses intrigues à base de contes puisés du patrimoine national versent dans la comédie loufoque : «Cela n'arrive pas tout seul, Sisbane par exemple, c'est deux années de travail.» En revanche, chez Abdelhalim Chanane du Petit Théâtre, c'est plutôt l'émotion qui prime dans ses spectacles. Dans Rafik, l'histoire d'une marionnette jetée au rebut, le pathétique et la poésie dominent. De minuscules marionnettes-objets qu'un judicieux éclairage met en relief, évoluent sur scène puis, après extinction des projecteurs, leurs images sont projetées sur écran. Le spectacle vire alors au dessin animé à la Tex Avery. Rafik, un conte moderne qui a décroché le prix de la mise en scène en 2011 au FNM à Témouchent, s'adresse à un large public de 7 à 77 ans, l'âme d'enfant des plus âgés revenant à la surface, on peut le garantir. L'année d'avant, le grand prix avait été au rendez-vous pour lui avec Essaher el haïrane (Le Veilleur désemparé), un spectacle qui emprunte au tour de magie du music-hall, associant une fée farceuse, une marionnette et un acteur. Dans les créations de Chanane comme celle de Tounsi, il n'y a pas de morale et surtout pas de moralisme comme il en dégouline dans l'écrasante majorité des spectacles qui se donnent à travers le pays et se veulent éducatifs plutôt que divertissants. Ce qui ne veut pas dire pas de fond. Le manichéisme n'y est également pas de mise. Par exemple, dans El maaza et surtout dans Siwana, l'être malfaisant dans la fable n'est pas caractérisé par ce qu'il est mais par ce qu'il fait. Ce n'est pas un animal mais une sorte de Tartarin décidé à remplir sa gibecière. De la sorte, le manichéisme qui taxe certaines catégories d'êtres vivants (humains ou animaux) n'est pas de mise. C'est que Yacine Tounsi et Abdelhalim ont vécu des parcours qui ont aiguisé leur sensibilité. Ils ont été durablement au contact d'enfants que la vie n'a pas gâté. Yacine travaille dans un orphelinat. Amateur de théâtre, de 1987 à 1996, il est passé au théâtre d'enfant en tant qu'animateur au sein de l'institution qui l'emploie. Le partage et la complicité avec des enfants à l'attachement particulier ont profondément imprimé leurs marques en lui. Halim vient lui aussi du théâtre amateur. En 1993, il avait remporté le prix d'interprétation masculine au festival de Miliana, un festival qui avait éclipsé durant quelques années celui de Mostaganem. Chanane, dont sa ville, Blida, était assiégée par le terrorisme, ne pouvait plus faire du théâtre. Il y revient, fin 1999, mais au profit du théâtre pour enfant. L'association Arpège, dirigée par un pédo-psychiatre, lui fait suivre en France une formation d'art-thérapeute. Cette association s'occupe de la réhabilitation des enfants traumatisés, victimes du terrorisme. L'art n'a pas de pouvoir thérapeutique par lui-même. Mais parce qu'il est expression de soi, grâce à un médiateur (l'art-thérapeute), la souffrance est évoquée de manière dédramatisée. Halim démissionne de son emploi d'agent de bureau à la CNAS et signe un contrat de travail de quatre années avec Arpège. Il s'occupe de l'atelier théâtre : «Sur la durée, le travail avec les enfants m'a anéanti moralement et psychologiquement. La dernière année de mon contrat, j'étais constamment en congé de maladie. L'horreur et l'inhumanité qu'avaient endurées les petites victimes et qu'elles formulaient par le biais de l'expression artistique, m'avait démoli. J'étais désemparé, désespéré. Car, en s'impliquant dans le processus créatif des enfants pour apaiser leur souffrance, on ne peut en sortir indemne.» A la fin de son contrat, il ne peut reprendre la pépère existence d'avant. Il doit demeurer une année au chômage pour ouvrir droit à un microcrédit CNAC (caisse de chômage). Il l'obtient et créé, en 2006, une entreprise théâtrale, l'unique d'Algérie à ce jour. Il demeure dans le créneau du théâtre pour enfants. Théoriquement, l'affaire est rentable au regard du nombre d'écoles à Blida et du nombre de représentations qu'il peut y donner. Malheureusement, durant trois années, il chôme la plupart du temps. La direction de l'éducation interdit tout spectacle dans un établissement scolaire en raison d'un esclandre qu'avait provoqué un artiste clown qui se produisait dans une école. C'est sur la wilaya voisine de Tipasa qu'il s'est redéployé, mais sans impact financier suffisant pour faire face aux échéances de remboursement de son crédit. Quand il reprend pied à Blida, la concurrence est rude avec une multitude d'artistes-clowns qui ratissent le circuit de diffusion. Aujourd'hui, le Petit Théâtre est menacé de faillite, la saisie est déjà en vue : «Tout cela parce que je ne peux avoir un cahier de charges conséquent. Je vivote avec des spectacles d'animation. La pièce Rafik n'a été présentée qu'aux FNM 2011 et 2012 dans le cadre du Off. C'est du gâchis.» Elle est restée dans les cartons parce qu'il lui faut une salle conventionnelle et de l'entregent pour y accéder. Comble de l'ironie, le Petit Théâtre ne peut prétendre à l'aide à la création et à la diffusion de la part du ministère de la culture parce qu'il n'est ni un théâtre d'Etat, ni une association, ni une coopérative théâtrale. La réglementation ne le permet pas. Parce qu'il dispose d'un registre de commerce – microcrédit oblige –, il est considéré comme une entreprise économique, donc ne relevant pas de la tutelle du secteur de la culture. Pour Tounsi, l'avenir se présente différemment. Les choses vont si bien qu'il a en projet un spectacle de théâtre de marionnettes pour… adultes.