En effet, la question des droits de l'homme ne se pose pas seulement depuis la création des ligues, qui se sont constituées à partir de 1985. Les droits de l'homme puisent leurs sources dans la culture nationale ; les luttes contre le colonialisme ont consolidé chez le citoyen algérien son attachement à la liberté, à l'égalité, à la solidarité nationale, à l'idéal républicain… Mais si la Révolution algérienne a posé les fondements d'un Etat républicain reposant, notamment sur une école républicaine et une justice gardienne des lois de la République, la déliquescence d'un pouvoir corrompu et médiocre a mis en danger, à partir des années 1980, les institutions républicaines. La crise que vit le pays n'a d'égale que la gravité des méfaits commis par des barons d'un système politique corrompu. Ce système a enfanté «un nouveau genre» de citoyens qui ne connaissent que le langage de la force et de la violence. Il ne s'agit pas de s'interroger sur le degré de violence des uns et des autres ; depuis octobre 1988, la presse nationale a suffisamment dévoilé les agissements des imams qui font des discours incendiaires dans les mosquées, et de certains enseignants qui donnent des cours religieux au lieu d'enseigner les mathématiques, la physique, l'histoire et la géographie… Aujourd'hui, il ne suffit pas de qualifier les terroristes de «mutants» ou de «monstres», de condamner la torture, de dénoncer le comportement d'un magistrat corrompu, et les agissements d'un recteur qui inscrit frauduleusement des non-bacheliers à l'université ou d'un directeur d'institut qui réintègre des étudiants exclus de l'université par un jury de professeurs. Ce qu'il faut établir, c'est la relation qui existe entre la mafia politico-financière, la corruption, l'Islam politique, la désignation de «mercenaires de la culture» à la tête des instituts universitaires, la médiocrité de l'enseignement… et la violence que connaît le pays depuis les années 1990. Sur le plan économique, le dossier est connu. Les liens sont suffisamment établis entre les milieux des affaires et les anciens barons du système. La conjuration au pouvoir, ouvrage publié en 1993 aux éditions du Parti (!) par Mohamed Benyahia, un ancien officier de l'armée, va même jusqu'à donner des noms de certains hommes d'affaires manipulés par des dignitaires du régime durant les années 1960. Ces hommes d'affaires vont connaître une ère de prospérité à partir des années 1980. Le secteur de l'éducation et de la culture a, pour sa part, été sous-estimé par le pouvoir politique. Le Premier ministre n'a-t-il pas déclaré, en novembre 1996, qu'il était prêt à fermer l'université ? N'étant pas un facteur d'enrichissement, ce secteur n'a pas été pris en charge par les milieux d'affaires, mais par les islamistes qui ont exploité la politique d'arabisation accélérée pour mieux s'implanter dans les écoles. C'est pourquoi la presse algérienne dénonce souvent le rôle de l'école fondamentale qui a enfanté des monstres. Ce qu'il faut relever surtout, c'est l'absence de volonté politique de réformer le système éducatif. L'université algérienne vit toujours à l'heure de la pensée unique. A Alger, par exemple, il n'y a qu'une seule université des sciences sociales, alors qu'il en faudrait deux ou trois pour donner la possibilité aux étudiants de faire leur choix en fonction de la qualité de l'enseignement dispensé par les différents instituts. Pourquoi obliger un lycéen brillant à s'inscrire dans le seul institut des sciences politiques qui ouvre ses portes à des étudiants n'ayant même pas la moyenne au baccalauréat ? Pour l'instant, les universités algériennes forment des économistes, des psychologues, des journalistes… inaptes à travailler dans des banques, des hôpitaux ou dans la presse, parce que ces secteurs exigent souvent des cadres qualifiés et bilingues. Seuls l'administration, l'enseignement et la justice accueillent les étudiants arabophones. Certains barons du pouvoir sont passés maîtres «dans l'art» de manipuler les fonctionnaires corrompus en les aidant à gravir rapidement les échelons de leur carrière administrative et en les protégeant contre d'éventuelles sanctions. Cependant, il faut dire que les magistrats de la cour de cassation signalent les dérives judiciaires, mais il arrive que les pressions du pouvoir politique s'exercent au niveau de la Cour suprême. Dans ce deuxième cas de figure, il suffit de noter les lettres ouvertes adressées par des citoyens au président de la République, au ministre de la Justice ou au médiateur de la République. En 1993 et en 1994, des arrêts de la Cour suprême ont été dénoncés par voie de presse, parce que le code de procédure pénale ne prévoit en aucun cas la rétractation en matière pénale. Comment expliquer, par ailleurs, les multiples arrestations des directeurs d'entreprises économiques, dénoncées, en 1995, par l'Union nationale des employeurs publics (UNEP) ? La campagne anticorruption (!) menée contre les technocrates ressemble étrangement à celle menée par la cour des «règlements de comptes» durant les années 1980. La soumission de certains magistrats aux barons du système les rend «suffisamment forts» au point de bafouer la loi sans craindre les sanctions du Conseil supérieur de la magistrature. On pourrait penser, comme de nombreux avocats et magistrats chevronnés, que la corruption touche surtout les magistrats qui sont entrés par effraction à l'université par la voie des dérogations. En fait, il y a un lien dialectique entre le magistrat corrompu, le ministre fonctionnaire, le recteur servile, l'étudiant médiocre… et la violence qui n'est que le résultat de cette anarchie générale. Des observateurs de la vie politique algérienne ont mis du temps à réaliser que le mal est profond. De nombreux «spécialistes» ont cherché les causes de la crise dans les fondements religieux de la société algérienne. Pourquoi dans ce cas la crise identitaire ne se manifeste pas avec autant de violence dans les autres pays arabes ? Pourquoi les Algériens, qui ont adopté l'Islam depuis quatorze siècles, ont-ils attendu les années 1990 pour manifester une telle violence ? En fait, les courants politiques et religieux, qui essaient d'opposer l'Islam aux droits de l'homme veulent détourner les citoyens de la question fondamentale qui se pose depuis l'indépendance du pays, celle de la construction d'un Etat moderne, d'un Etat de droit où les partis politiques, les associations culturelles et religieuses ont leur mot à dire, parce que la société civile doit participer à la «définition de l'avenir commun de la collectivité». Il ne s'agit donc pas seulement d'une crise d'identité, comme veulent le faire croire les défenseurs «des constantes nationales» qui sont, en fait, opposés au progrès et aux mutations rapides de la société algérienne. Si on s'attaque avec autant de haine aux intellectuels et aux journalistes, ce n'est pas parce que ces derniers sont des «alliés du pouvoir», mais parce qu'ils véhiculent, dans leur grande majorité, des idées de progrès et cherchent à connaître la vérité. Ils essayent de comprendre, notamment, les véritables raisons de la crise en mettant au jour les failles d'un système qui a ruiné le pays et déstabilisé la société algérienne. Si on multiplie les actes de violence, c'est justement pour bloquer le processus démocratique qui risque de dévoiler toutes les tares de l'ancien système. Avant 1988, la presse, comme l'ensemble des «sous-systèmes captifs», était censurée par de nombreux contrôleurs qui, du chef de rubrique au directeur et même au ministre évitaient de soulever des questions délicates risquant de déranger les gouvernants. Le bon fonctionnaire, c'est celui qui sait garder le silence. Il faut dire que ces pratiques ont été acquises pendant la guerre de libération. Le colonel Lotfi, mort au combat en 1960, ne s'est pas trompé lorsqu'il a confié à Ferhat Abbas : «Notre Algérie va échouer entre les mains de colonels, autant dire des analphabètes. J'ai observé chez le plus grand nombre d'entre eux une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d'être ‘‘des sultans'' au pouvoir absolu. Derrière leurs querelles, j'aperçois un grand danger pour l'Algérie indépendante. Ils n'ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l'égalité entre les citoyens. Ils conserveront, du commandement qu'ils exercent, le goût du pouvoir et de l'autoritarisme. Que deviendra l'Algérie entre leurs mains ?» La centralisation du pouvoir a abouti aux événements tragiques d'Octobre 1988, qui ont donné suite à de profonds bouleversements. La presse dite «indépendante» est, sans doute, l'un des plus grands acquis d'Octobre 1988. Cette presse n'hésite pas à soulever les dossiers brûlants et à rappeler à chaque anniversaire de l'assassinat du président Boudiaf que l'opinion publique attend toujours que la lumière soit faite sur l'assassinat d'un président qui a redonné confiance aux Algériens. Peut-on espérer après toutes ces souffrances que «le printemps ne sera que plus beau» ? L'état de siège a été levé le 22 février 2011.