Désormais, dans les « manassik el hadj » (les rituels du pèlerinage), les hadjis devraient intégrer un rituel supplémentaire qui consisterait à faire 77 tours autour de la sainte bureaucratie algérienne. De fait, à en juger par la complexité des démarches administratives exigées de l'heureux gagnant du précieux ticket pour La Mecque, il y a tout lieu de considérer cette épreuve comme faisant partie du parcours initiatique du hadji. El hadja Yamina reprend la route pour se perdre dans un dispensaire à Boufarik, où elle espère pouvoir se faire vacciner tranquillement. Un sympathique chef de service prend enfin la peine de lui expliquer les choses : « Mais Madame, vous devez d'abord vous rendre à la polyclinique de Bouarfa, à Blida, où siège la commission médicale du hadj. C'est là qu'ils vont vous examiner et vous faire le vaccin antigrippal. » Un homme, la quarantaine, accompagné de sa mère octogénaire renchérit : « Vous n'êtes pas au bout de vos peines, el hadja. Moi, il m'a fallu des jours et des jours, empêtré dans une paperasse incroyable, délaissant par là mon travail, pour régler les papiers de ma mère », l'assomme-t-il avant de dérouler la liste des documents à fournir. Et le moins que l'on puisse dire est que c'est un véritable parcours du combattant. Mme Yamina M., 68 ans, en sait quelque chose, elle qui vient de subir un véritable marathon administratif sur la route de la Terre sainte. Comme nombre de candidats au pèlerinage, khalti Yamina a postulé plusieurs années de suite à la « qorâa » (tirage au sort) du hadj. Mais le sort l'a, à chaque fois, disqualifiée. Jusqu'au jour où, par le truchement d'une personne de bonne volonté, elle réussit à obtenir le précieux livret hadj, le sésame pour le paradis mecquois. Comme tous les croyants aspirant follement à accomplir au moins une fois dans leur vie « le cinquième pilier de l'Islam », el hadja Yamina était inondée de joie au début. Une joie qui finit vite par retomber, et ses ardeurs à se refroidir, lorsqu'elle entame le dur « chemin de croix » qui la sépare de La Mecque. Comme nombre de futurs hadjis, elle s'imaginait que le livret hadj (anciennement passeport hadj) suffisait, et que cela la dispensait de toute tracasserie bureaucratique. Originaire de la wilaya de Blida, el hadja Yamina se rend d'abord au siège de la daïra de son lieu de résidence pour s'enquérir du dossier à constituer. « Mais personne ne m'explique ce que je dois faire. On me dit juste d'aller faire les vaccins », se plaint-elle, avant d'ajouter : « La première chose qu'on ait exigée de moi, c'était d'aller à la poste et m'acquitter des frais du hadj. Pour ça, ils ne perdent pas de temps. » Mme Yamina M. règle cash la somme de 192 000 DA, montant qui n'inclut pas, convient-il de préciser, le prix du billet d'avion. Elle se rend dès lors à l'Institut Pasteur où elle fait deux vaccins (vaccin antiméningococcique et vaccin contre la diphtérie et le tétanos), le tout pour 1120 DA. Restait le vaccin antigrippal, le plus important. C'est précisément cet invité surprise, le satané virus H1N1, qui fera de ce hadj 2009 un « enfer » pour nos futurs hadjis. « Allez à la polyclinique de Birtouta, c'est plus proche de chez vous. Ils vous le feront sans problème », l'assure-t-on. Le lendemain, l'honorable dame se pointe de bonne heure à Birtouta. Un appariteur ronchon l'accueille d'un air désagréable : « Ce n'est pas ici ! Allez à la wilaya de Blida ! », la rabroue-t-il. Khalti Yamina se rend précipitamment à la polyclinique de Bouarfa. Il était à peine 9h30, la salle d'attente était noire de monde. Là encore, personne ne daigne la secourir d'une information. « Nous, c'est à la mosquée qu'on l'a su. C'est l'imam qui nous a informés », affirme une femme d'un certain âge. Le public qui emplit la salle d'attente est constitué essentiellement de femmes et d'hommes âgés. Même pour demander des renseignements, la pauvre khalti Yamina a tout le mal du monde à se frayer un chemin jusqu'au bureau de la commission médicale. Certains infirmiers sont, sinon désagréables, à tout le moins peu coopératifs. Mme Yamina M. se résigne à attendre son tour, à plus forte raison que c'est le seul « guichet » dans toute la wilaya de Blida. Un grave déficit en information La foule est peu organisée. Il n'y a ni queue ni jeton. Au reste, elle observera que tous ont une grande enveloppe administrative à la main. Renseignement pris, elle se voit signifier qu'elle se devait de ramener tout un dossier médical avant de passer par-devers la commission. Ce dossier comprend un bilan général, une radiographie du thorax et un ECG (électrocardiogramme). « Vous pouvez faire tout ça ici », la console-t-on. Problème : aucun des services concernés n'est fiable. « Une patiente a dû acheter le papier millimétré pour ECG à l'extérieur », témoigne une femme. Très vite, khalti Yamina comprend que le mieux pour elle est de faire ses radios et analyses auprès d'un cabinet privé. Et de s'exécuter sans plus attendre, d'autant plus que le temps ne joue pas en sa faveur. « Pourquoi n'informent-ils pas les gens ? Qu'est-ce que cela leur aurait coûté d'afficher la liste des pièces à fournir ? », s'indigne-t-elle chemin faisant. Elle prépare donc patiemment son dossier médical. Le week-end passe. Dimanche, lever à la prière d'el fedjr. Sitôt la prière de l'aube accomplie, el hadja Yamina saute dans un taxi à destination de Blida. A 7h pétantes, la voici devant la grille de la polyclinique de Bouarfa. Le centre de santé est quasiment désert. Cela lui paraît trop beau. Après une demi-heure d'attente sous un froid qui lui cisaille les os, un infirmier daigne la gratifier d'une information capitale : « La commission médicale ne travaille pas aujourd'hui, el hadja. Ils ne siègent que le lundi et le jeudi. Ils viennent spécialement d'Alger. Repassez demain matin. C'est le dernier délai. » Voilà qui explique le peu de monde devant la polyclinique. La mort dans l'âme, l'infortunée hadja prend son rhumatisme en patience et rentre chez elle bredouille. « Je ne me réjouirai que le jour où j'aurais un pied dans l'avion. Pas avant ! », soupire-t-elle en murmurant des prières. De sa première joie, il ne reste qu'une farouche détermination de tenir jusqu'au bout. La Mecque qui était si près lui paraît désormais s'éloigner, surtout avec le péremptoire « demain, c'est le dernier délai » de l'infirmier. « J'ai postulé 17 fois au hadj » Lundi 27 octobre. Même rituel. Lever aux aurores. Ablutions. Prière d'el fedjr et re-départ vers Blida à bord d'un « clandestin ». A 7h, el hadja Yamina est devant la polyclinique de Bouarfa où un groupe de personnes plus matinales a déjà pris place. Un jeune homme à la barbe soigneusement taillée prend l'initiative d'organiser la chaîne pour éviter la « fawdha » des grands jours. Il s'empare ainsi de la carte d'identité de Mme Yamina M. 8h, 8h30, 9h. La salle d'attente de la polyclinique est bondée de monde, mais la commission médicale n'a toujours pas entamé ses audiences. Quand enfin la préposée à l'accueil ouvre la porte au public, l'ordre des cartes d'identité est chamboulé. « De première, je me suis retrouvée avec les derniers », peste khalti Yamina qui contrôle ses nerfs comme elle peut, n'ayant que sa suprême volonté de boire l'eau de Zemzem à la source pour viatique. Sa hantise est que la commission lève le camp avant qu'elle n'ait obtenu son quitus pour le hadj. « Moi, je postule au hadj pour la 17e fois. Maketbetch », témoigne une vieille femme. « Cette année, el hamdoulillah, mon vœu est enfin exaucé. C'est à cause de l'égoïsme de certains qu'il y a autant de monde. Je connais une femme pistonnée qui va pour la 11e fois à La Mecque, cette année. Pourquoi on ne laisse pas un peu la place aux autres ? » Khalti Yamina finit par être reçue par la commission médicale du hadj. Trois médecins (un médecin généraliste, un chirurgien et un psychiatre) passent au crible son dossier médical et lui posent quelques questions pour savoir si elle ne souffrait pas de quelque maladie chronique. Examen passé avec succès. Elle le tient, enfin, son certificat médical. Reste un dernier détail – et pas des moindre : le fameux vaccin contre la grippe porcine. Munie d'une ordonnance prescrivant l'antidote miracle, elle monte au premier étage du même dispensaire où elle se retrouve au milieu d'une cohue de personnes attendant leur tour. « J'ai passé deux bonnes heures à poireauter. Il y avait beaucoup de gens qui grillaient la chaîne », déplore-t-elle. 14h. Khalti Yamina exhibe son bras triomphant, tatoué d'une piqûre. « Il y avait des femmes venues à jeun pour faire leur bilan. Elles n'avaient rien mangé, elles étaient exsangues à force d'attendre », dénonce-t-elle. Une seule salle de toilettes est à la disposition des patients, des WC bien sûr peu recommandables. Le « dispositif Ghlamallah » à revoir Pour tromper sa faim, khalti Yamina achète deux bananes à un marchand ambulant avant de sauter dans un taxi pour la daïra, où elle s'empresse de déposer le dossier médical et le reste. L'agent préposé aux passeports lui remplit son livret hadj, mais une dernière formalité est tout de même exigée d'elle : remonter au siège de la wilaya de Blida pour valider le tout. Pourtant, dans la circulaire du ministère de l'Intérieur relative à l'organisation du hadj, il est clairement stipulé que le livret hadj est validé soit par la daïra, soit par la wilaya, pas nécessairement les deux. Maâliche. Le lendemain, virée à la wilaya à la première heure. Le dossier est réceptionné par un bureau spécial hadj. Repassez dans une heure pour le dernier paraphe. Prochaine étape : le visa. Le fameux visa pour l'Arabie Saoudite. El hadja Yamina dépêche son fils au ministère de l'Intérieur où sont déposées les demandes de visa. Le dossier doit comprendre, outre le livret hadj, une photocopie du reçu postal, une copie de l'attestation du vaccin antigrippal et deux photos. C'est dans une grande salle située dans le sous-sol du Palais du gouvernement que les demandes de visa sont réceptionnées. Une foule a pris d'assaut les lieux. Il faudra revenir tôt le matin. Le suspense se poursuit. Khalti Yamina s'inquiète. Le 29 octobre, dernier délai pour les dépôts. On est le 28 octobre. Il faut se grouiller. A 7h15, l'émissaire de khalti Yamina est dans la chaîne du Palais du gouvernement. Des candidats au hadj de tout le pays ou leurs représentants ont afflué de bonne heure pour être les premiers. L'organisation est impeccable. A sa déception, khalti Yamina, qui croyait voir enfin le bout du tunnel, apprend que son visa ne sera pas prêt avant 10 jours. C'est le cas pour tous les hadjis. Une trêve dans le circuit bureaucratique du dispositif Ghlamallah, en espérant toutefois qu'en bout de course, elle trouvera une place sur Air Algérie le jour où son visa pour le hadj, le vrai, le définitif, lui sera enfin délivré. Bon pèlerinage quand même, hadja Yamina…