Tout le monde sait que les démocraties ne naissent pas d'un processus semblable au big-bang, émergeant subrepticement d'un néant mystérieux, néanmoins il faut aussi admettre que jamais dans le monde, aucune révolte ni révolution ne se sont déroulées selon les vœux de leurs dialecticiens instigateurs ou de cette tourbe qui s'offre comme chair à canon pour communiquer au monde des ressentiments et des injustices entassés depuis des lustres. Que de chemins tortueux sommes-nous forcés d'emprunter, de pactes avec le diable faut-il se résigner à parapher, pour aboutir à la consécration d'une démocratie dont on sait, aujourd'hui, qu'il sera toujours nécessaire d'y introduire des amendements permanents par le débat, le suffrage et «l'ijtihad». On parle aujourd'hui de ce Printemps arabe avec amertume et beaucoup de déception, on égrène ses erreurs monumentales. On qualifie ce mouvement de gageure et de débâcle, comme si c'était une surprise et comme si en l'espace de quelques saisons, on espérait, sans mésaventure, extraire des décombres d'un système politique et social vermoulu un nouvel art de vivre, de penser, de coexister, de construire un projet de société commun où la norme essentielle serait la communion et l'union sacrée et indivisible. «Une partie de l'humanité peut être appréhendée comme une nationalité, si elle est liée par des sympathies communes et exclusives(1)», disait John Stuart Mill. Je peux vous affirmer que le monde arabe est exclusivement sympathique. Le philosophe Ernest Renan enrichissait cette définition de la nation en posant deux conditions : «La première est la possession commune d'un riche héritage de souvenirs, l'autre est l'engagement, le souhait de vivre ensemble(2).» Le monde arabe possède tous ces attributs splendides et davantage encore, il cherche seulement et désespérément sur quel socle juridique il pourrait discipliner cette richesse de passions antagonistes. Les Arabes sont dotés d'une générosité extraordinaire, ils veulent vivre ensemble, mais faisant chacun ce que bon lui semble avec des comportements et des modes de pensée qui ne pourront jamais être gérés par un même système politique. On aura beau essayer de rendre l'islam soluble dans les libertés infinies de la démocratie, il n'a pas réussi à prendre sa place. On aurait bien voulu que l'islam rognât un peu ses intransigeances canoniques. Il a répondu qu'il ne pouvait pas se servir de ciseaux qui sont entre les mains de Dieu. Tout le monde feint d'ignorer pourquoi le monde arabe, familiarisé lui aussi à ce matériau de «sympathies communes et exclusives» et d'«héritage de souvenirs», demeure incapable de pérenniser cet «engagement et ce souhait de vivre ensemble», selon des règles admises par tout le corps social. On a donc le plus souvent essayé de nous accommoder les uns des autres, dans l'espoir que certains affrontements inévitables ne menacent point nos pouvoirs politiques, mais en vain. Nous venons récemment de goûter à l'esprit des barricades, des tribunes publiques enflammées et de l'immense privilège de concourir pour ces trônes qui étaient dévolus à des dictateurs, dont le seul mérite était d'imposer un silence religieux dans un monde profane. Aucun chahut de quelque part que ce soit n'était jamais toléré. Aujourd'hui, l'appel irrésistible de la rue essaye d'engloutir tout le monde. Mais parfois, lorsqu'on descend dans la rue, c'est pour ne plus en remonter, pour ne plus en sortir. On y laisse des plumes, on y perd son âme, on se salit les mains. La rue est un ogre, un abîme où il n'y a pas que des clameurs d'enthousiasme qui annoncent des lendemains meilleurs et des songes qui déposent dans votre imagination cette promesse de soulagement et de bonheur, qui nous pousse à égorger sans scrupules ceux qui sont en face. La rue est faite également d'impasses, d'endroits malfamés, de lieux mal éclairés, de recoins obscurs, d'où peut surgir n'importe quoi. La rue nous donne la force de dresser l'échafaud pour décapiter nos tyrans, mais dans notre liesse, par mégarde, nous y érigeons aussi des trônes pour de nouveaux despotes. La rue est humaine, imprévisible, volubile, indécise, hésitante. Elle accepte tout le monde, elle est le miroir de toutes les passions, de toutes les convoitises. Aveugle, elle répond à toutes les sollicitations et compatit à toutes les rancœurs. La rue se rallie à toutes les résistances et à tous les opportunismes : ceux qui s'accrochent désespérément à leur royaume et refusent l'avènement d'un nouveau monde, ceux qui se résignent enfin à mourir réellement après avoir pris conscience qu'ils n'existaient pas et enfin ceux qui viennent de nulle part, qui étaient là seulement par hasard, mais qui auront la veine ou le culot de prendre le train en marche et de finir le voyage en première classe. La révolution française a été un exemple édifiant en matière de terreur et de chaos, elle a chancelé, titubé, regretté ses audaces et ses ambitions. Elle fut contrainte de plonger ses mains dans le sang, le plus souvent innocent. On n'a pas hésité à consentir l'inconcevable compromis. On a décimé une Vendée insoumise et assassiné des prêtres hostiles au pouvoir civil. On avait, par cette funeste loi de Prairial, exécuté des centaines de personnes selon des formes expéditives et barbares, qui feraient vomir de honte les philosophes des Lumières. On est passé du Directoire au Consulat, on a créé un empereur, on a réinvité au pouvoir une monarchie qu'on avait décapitée. Bref ! Il s'en est passé des choses et beaucoup de grabuge pour qu'une République embryonnaire puisse sortir sa tête et survivre hors de ce chaos, que personne n'avait prévu lorsqu'on pensait à cette démocratie qui abolirait les privilèges et ferait de chaque citoyen le roi de son destin. Personne n'avait prévu ce chaos, lorsqu'on a décidé un jour de grimper sur des tribunes et de vociférer aux gens de prendre les armes pour défendre ces idées et ces promesses. Si pendant qu'ils dissertaient, penauds dans des salons littéraires ou entre les allées embaumées de quelques jardins, vous aviez demandé à tous ces génies de cette France des Lumières quelles étaient les recettes les plus sûres, les moins humainement désastreuses pour mettre concrètement en place cette jolie trouvaille qu'était la République, avec son florilège de droits et de libertés, personne ne vous aurait répondu. On vous aurait seulement suggéré : voilà tel que le monde doit être, comment l'humanité serait plus belle, plus humaine, plus généreuse et moins cruelle si elle prenait tel chemin. Mais le malheur, c'est que le chemin n'est jamais vacant, il est chaque fois occupé et depuis déjà bien longtemps par des gens qui y vivent avec leurs bardas, leur confort et leurs habitudes, auxquelles ils tiennent énormément et pour lesquelles, eux aussi, sont prêts à tuer «légitimement». Ce n'est pas une sinécure de déloger un système, déverrouiller une mécanique, inverser l'ordre des choses, modifier une nature. Il n'y a absolument aucune recette pour cela, hormis la théorie du chaos, le hasard, du bon sens et beaucoup de temps. Les démocraties européennes sont tributaires d'une série d'événements sans lesquels rien n'aurait été permis. La guerre d'indépendance des Etats-Unis (1775) et la révolution française (1789) sont l'éruption d'un magma d'éléments incandescents, travaillés depuis des siècles par des forces interactives imperceptibles, mais fortement déterminantes dans la suite des événements, qui ont enfanté les républiques occidentales. Pour se frayer son chemin, la démocratie a été obligée de dissoudre les antagonismes qui rongeaient la société et freinaient la naissance de la République. Il était donc indispensable pour elle de s'attaquer à ses deux plus grands ennemis de l'histoire, deux despotismes millénaires : le premier incarné par une royauté qui estimait détenir son pouvoir de Dieu, tandis que le deuxième pouvoir, extraordinairement omnipotent, délégué disait-on par Dieu lui-même, était confisqué par une gargantuesque Eglise qui se donna pour charge, de régenter tous les aspects de la vie humaine. Abattre les rois, les tyrans et les despotes devait inéluctablement passer par des guerres, des révoltes incessantes, des révolutions, beaucoup de sang comme toujours et surtout un génie exceptionnel combiné à des lois bien adaptées et qui suscitèrent l'assentiment général. «La Charte des libertés», en l'an 1100, «La Magna Carta» en 1215, «La Déclaration des droits» (ou Bill of Rights) en 1689, marquent les jalons de cette chronique sanglante face à une tyrannie séculaire. «Le Traité de Westphalie» (1648) a permis à une mosaïque de territoires agglomérés, par une puissance arbitraire, de créer non seulement leurs propres «foyers nationaux», mais surtout de prendre conscience, pour la première fois, de l'inestimable valeur de ce butin de guerre qu'est «l'Etat-nation» et d'une «Souveraineté» dont nul ne pouvait auparavant concevoir les innombrables bienfaits. Le XVIIIe siècle verra fleurir toutes ces idées terriblement subversives et annonciatrices d'une ère nouvelle, proclamée à travers la pensée de ces philosophes du désordre fécond (Montesquieu, Voltaire, Benjamin Franklin, Rousseau, Adam Smith, Emmanuel Kant…) Quant au sort de cette deuxième tyrannie exercée par les représentants de Dieu, il sera scellé pendant la révolution française. L'Eglise commencera par se ratatiner sur elle-même, jusqu'à ce que son divorce soit officiellement et irréversiblement entamé avec un pouvoir terrestre, qui obéira désormais à une nouvelle dogmatique moins figée mais davantage déterminée par le choix des hommes et l'alternance au pouvoir. L'Eglise sera entièrement dépouillée de ses incalculables richesses et de son pouvoir politique. Sa chute aux enfers connaîtra des moments angoissants (La Constitution civile du clergé en 1790 — une accalmie pendant la période du Concordat de 1801 — et enfin le coup de grâce de 1901, date de la séparation de l'Eglise et de l'Etat). Elle sera enfin démobilisée, renvoyée dans ses foyers pour laisser surgir une laïcité que tout le monde attendait impatiemment et qui promettait de réunir les citoyens autour de valeurs nouvelles. «Elle le fait en conjuguant la liberté de conscience, qui permet aux options spirituelles de s'affirmer sans s'imposer, l'égalité des droits de tous les hommes sans distinction d'option spirituelle et la définition d'une loi commune à tous visant le seul intérêt général, universellement partageable(3).» Le monde arabe, quant à lui, continue à flotter au-dessus d'une ligne sismique dont les prodigieuses forces telluriques le font tressaillir en permanence. Ces deux formes de despotisme que je viens d'évoquer et pour lesquelles l'Occident a mis presque un millénaire pour les annihiler subsistent encore dans un monde arabe qu'on voit constamment osciller entre un despotisme séculaire exercé par des révolutionnaires qui ont, eux aussi, reçu en héritage un pouvoir éternel, un pays et des sujets, et entre la tyrannie d'une pensée sacrée et intouchable que l'on attribue à des fous de Dieu qui veut, elle aussi, subordonner les ouailles que nous sommes à une vision du monde qui ne coïncide pas avec le développement constant de nos désirs et de nos aspirations. Parfois, il y a des peuples qui ne sont pas prêts pour la démocratie, ils ont été préparés à la rêver, mais pas à la vivre en commun, ni à la pétrir ensemble, à l'exercer, à subir et à respecter ses règles. Les Etats-Unis furent le premier pays au monde à s'en apercevoir et à révéler les mécanismes latents et très complexes qui risquent de gripper une démocratie «clé en main». Il a fallu du temps et un génocide pour que l'Oncle Sam prenne conscience qu'il était impossible en une seule virée d'installer une entité républicaine et démocratique homogène sur un site mésopotamien traversé par un enchevêtrement de disparités archaïques inconciliables, les mêmes auxquelles nous tous n'avons pas prêté attention et que nous avons laissé traîner, tels des paillassons effilochés sur lesquels tout le monde trébuche aujourd'hui. Depuis la mort d'Averroès et de ses pairs, le monde arabe a essayé vainement de débroussailler le chemin qui le mène vers le futur, en se tortillant, un cul majestueusement calé entre deux chaises. Nous survécûmes ligotés par nos traditions inamovibles et immuables et constamment sollicités par la nécessité de nous adapter au présent avec des logiques, sinon plus conciliantes, au moins réétudiées et réexaminées à la lumière de nos propres invariants religieux objectivement et pacifiquement confrontés aux exigences du monde contemporain et de cette modernité intraitable. Avec un contentieux aussi vieux et à propos duquel aucune réflexion sérieuse n'a été officiellement engagée, cela revient à dire que nous sommes toujours englués au Moyen-Age avec des corps qui déambulent dans un futur totalement étrange. Le plus choquant et le plus paradoxal, c'est que dans notre réalité intime, nos mœurs ne correspondent nullement ni à cet islam que l'on tient en otage ni à une modernité qui ne cesse de nous expulser et de nous renier. Qui sommes-nous donc alors ? Nous, nous sommes hypocritement ligués, pour un temps, contre un colonialisme qui menaçait un bien que nous avions en commun et qui, soit dit en passant, était de création récente, c'est-à-dire une nation dans laquelle nous nous sommes tous fourrés. Nous gigotons à l'intérieur tant bien que mal avec des constantes nationales, qui laissent peu de place à un esprit républicain qui trimbale dans sa valise une laïcité et une démocratie sans aucunement de tyran imberbe ou barbu irréductible. Nous ressemblons à ce pauvre corps possédé par une multitude de démons et que Jésus voulait exorciser. Qui es-tu ? demandera le Prophète en s'adressant à cette âme torturée. Légion ! lui répondit une voix de l'intérieur d'un corps sans véritable propriétaire. Aucune carcasse ne peut supporter d'être habitée et hantée par autant d'entités divergentes.
Notes de renvoi : -(1) J.S.Mill, Considerations on Representative Government, Londres, 1861 – Traduction française : Considérations sur le gouvernement représentatif par Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2009 -(2) Renan E. (1992), Qu'est-ce qu'une nation ?, Presses Pocket. -(3) Henri Peña-Ruiz, Histoire de la laïcité, genèse d'un idéal, Gallimard, collection : «Découvertes / Histoire», 2005.