Considéré comme archaïque, le retour aux sources peut-il être une posture contemporaine ? Les ouvrages critiques sur l'Afrique sont nombreux car notre continent attire de plus en plus de commentateurs de sa littérature. L'ouvrage de Donald R. Wehrs aborde la question de la vision de l'Afrique précoloniale, telle que perçue dans les ouvrages publiés durant la période coloniale. Il développe une approche critique où le structuralisme et la neuroscience cognitive apportent aux ouvrages étudiés un éclairage postcolonial pertinent et audacieux. En effet, à partir de ces deux concepts, il étudie les fondements de la politique en Afrique au XXe siècle, telles qu'exprimés durant la colonisation, dans les langues européennes, l'anglais et le français, mais aussi en langues africaines, comme le haussa et le yoruba. Le corpus se compose de sept représentations narratives de la société et de l'histoire précoloniale africaine : Ethiopia Unbound de J. E. Caseley Hayford, Shaihu Umar de Alhaji Sir Abubakar Tafawa Balewa, Doguicini de Paul Hazoumé, Forest of a Thousand Daemons de D. O. Fangunwa, The Palm-Wine Drinkard et My Life in the Bush of Ghosts de Amos Tutuola et Things Fall Apart de Chinua Achebe. Wehrs s'intéresse à ces auteurs car ils ont écrit à partir de leur milieu, de leur terroir et surtout, de leur intériorité africaine. Les textes en question dévoilent l'Afrique profonde en rapport avec sa propre histoire. Cette étude critique montre la manière dont ces écrivains africains intègrent les ressources discursives et intellectuelles afro-africaines, car elles s'adressent d'abord à un lectorat pour qui ces ressources ne sont nullement exotiques. Bien au contraire, l'analyse de Donald R. Wehrs souligne que ces ressources font partie de la mémoire vive du débat interne et intègrent l'identité intime et personnelle des auteurs, à travers des personnages africains livrés à un lectorat africain. Ces écrits fictionnels explorent et mettent en avant la vie culturelle précoloniale et révèlent les relations des pouvoirs en place avant l'arrivée des Blancs. Les textes analysés le sont par le prisme de spécialistes des études africaines. En fait, l'auteur de Pre-Colonial Africa in Colonial African Narratives, from Ethiopia Unbound to Things Fall Apart, 1911-1958 regrette la tendance dominante actuelle de la théorie postcoloniale qui amoindrit l'attention sur les nuances de ce type de textes littéraires et ignore souvent leurs spécificités historiques et idéologiques. L'ouvrage interroge et remet en question le discours colonialiste en soulignant l'importance d'une historiographie innovante qui conceptualiserait ce type d'étude et instaurerait une analyse progressiste. Dans ce sens, tous ces éléments aideraient à sortir de la marginalisation de la « rationalité » des Africains. L'auteur affirme que cette négligence porte préjudice à toute analyse juste et éclairante des littératures africaines. Grâce à une analyse méticuleuse et proche du texte, son ouvrage démontre que les Africains sont en réalité les acteurs de leur propre histoire et non pas des sujets qui subissent l'Histoire. Cette critique remet en question la vision d'une Afrique toujours victime, tel qu'on peut le lire dans des essais politiques comme ceux de Walter Rodney. En relisant cette littérature qui décrit l'Afrique précoloniale, force est de constater que l'Afrique n'est pas cette « victime passive » des intérêts et du pouvoir européens. La relecture proposée des textes narratifs réintroduit ces derniers dans leur contexte historico-culturel. Ainsi, l'analyse de Shaihu Umar démontre l'universalisme de l'œuvre de Balewa qui s'inspire de l'oralité et montre que, bien que la plupart des narrateurs soient des hommes, c'est la sagesse et les valeurs des femmes africaines qui sont mises en avant, d'où le discours progressiste. Things Fall Apart représente indéniablement la fin d'un cycle, un repère significatif parmi les projets culturels de retour aux sources qui ont marqué les écrits africains. L'analyse démontre que ce type d'écriture a sans aucun doute préparé le terrain aux discours nationalistes émergents des années 50. L'attrait constant du roman de Chinua Achebe est lié à sa capacité à montrer comment les relations de pouvoir se sont entremêlées avec les pratiques précoloniales matérielles et symboliques. Ces pratiques ont influencé les forces politiques précoloniales qui ont « éclaté » avant l'aventure coloniale britannique et ont fourni, dans le même temps, les arguments pour une résistance anti-coloniale effective qui n'est ni une imitation du nationalisme européen ni une nostalgie des temps anciens. L'analyse propose donc une relecture de ces auteurs sous cet angle juste. Balewa, Hazoumé, Fagunwa, Tutuola, Hayford et Achebe deviennent porteurs de vrais projets discursifs pour une politique progressiste qui prendrait ses racines dans les valeurs culturelles africaines, celles de l'empathie, afin de ne pas répéter les mêmes erreurs aujourd'hui. L'argument se base sur une étude structuraliste et neurocognitive qui souligne que le retour aux sources peut ne pas être archaïque. L'évidence est que l'Afrique est de nouveau gouvernée par les Africains eux-mêmes, comme durant la période précoloniale, et pourtant la posture des dirigeants d'aujourd'hui rappelle étrangement celle de la période précoloniale telle que décrite dans ces ouvrages : conflits d'intérêt, corruption, népotisme… La leçon à tirer est que l'Africain ne devrait pas agir de la même manière dans ses rapports avec l'Autre. Donald R. Wehrs argue que le geste contemporain à adopter de façon urgente est de relire ce type de textes et méditer leurs valeurs éthiques pour sauver l'Afrique du néocolonialisme. Wehrs (Donald R), Pre-Colonial Africa in Colonial African Narratives, from Ethiopia Unbound to Things Fall Apart, 1911-1958. Hampshire : Ashgate, 2007.