Au Caire, dans son cabinet dentaire, l'écrivain incisif s'en prend au mensonge et à l'hypocrisie et parle de son ouvrage : « J'aurais voulu être égyptien »* Dans votre préface, vous établissez une distinction entre la fiction et la réalité. Mais vos nouvelles, n'ont-elles pas tendance à refléter la réalité égyptienne... ? Cette distinction était indispensable. La similitude entre l'écrivain et les personnages de son œuvre est inévitable. Mais ces derniers ont une vie indépendante. Dans la nouvelle intitulée Celui qui s'est approché et qui a vu, j'ai employé le « je ». C'est Issam Abdel El Ati, le protagoniste de la nouvelle qui parle. Cet homme a une très haute idée de lui. Il a un réel problème de communication avec son environnement. Il passe son temps à dénigrer ses compatriotes et l'Egypte. Mais tout ce qu'il dit ne reflète que sa propre opinion. Issam existe en dehors de son créateur. Mais l'écrivain, ne s'inspire-t-il pas de la réalité qu'il transgresse pour donner vie à des personnages qu'il façonne au gré de son inspiration, de ses préoccupations... ? Le roman met en scène une vie sur le papier qui ressemble à notre vie quotidienne, mais en plus beau. Mais la réalité littéraire est différente de la vie de tous les jours. On écrit en réaction à ce qui se passe autour de nous. Cependant, il est extrêmement réducteur, voir dangereux, de tirer des conclusions sur la réalité d'une société à travers une œuvre de fiction. Un roman, une nouvelle, un poème donnent des indications sur une société. En sus du plaisir de lecture qu'ils procurent, ils permettent d'accéder à des expériences humaines qui viennent se rajouter à la nôtre. Les nouvelles mettent en scène les failles de la société égyptienne à travers des personnages qui s'adaptent au système en déployant diverses stratégies : le mensonge, l'hypocrisie, la malhonnêteté... Les personnages de mes histoires sont des victimes du système qui souffre de la maladie de la dictature. La corruption, l'hypocrisie, la frustration sont les symptômes et les complications. Le régime dictateur interdit la liberté d'expression et entrave le désir de rêver. Devant cette situation, le choix est vite fait : soit on abdique, on se soumet et pour survivre, on devient corrompu, menteur, lâche, hypocrite ; soit on prend le chemin de l'exil. Alors, pour guérir la maladie, il faut agir sur les symptômes et les complications. Issam trouve le « salut » dans les photos qui le rendent captif de l'esprit occidental « débordant de merveilleuses possibilités ». La haine de ses origines le mène vers la sublimation de l'Occident... Issam a un ego très développé. Il est paranoïaque. Il s'isole de tout le monde et s'enferme dans un monde clos hanté par des hallucinations. Le refuge dans les photos et l'effet fascinant qu'elles produisent sur lui sont en fait une complication de la maladie. Il ne connaît l'Occident qu'à travers les photos. S'il se confrontait réellement au monde qu'il sublime tant, il se retrouverait vite en butte à une autre réalité. Mais cette sublimation de l'Occident est bien une réalité dans les pays du Sud ? On la retrouve ici ou là sous différentes formes peut-être. Mais dans le fond, elle demeure la même… En réalité, c'est le complexe d'infériorité qui engendre cette sublimation. Lorsqu'on est faible, on est contraint de suivre le modèle du plus fort. Une vision équilibrée de l'Occident est plus que nécessaire, même si elle est difficile à réaliser. En Egypte, par exemple, la lutte contre les forces colonialistes anglaises a été menée par le parti laïc, El Wafd. Il combattait le colonialisme, mais avait adopté le modèle de la démocratie anglaise. De nos jours, on se retrouve confronté aux attitudes suivantes : soit on sublime l'Occident, soit on rejette ses valeurs. Une vision équilibrée des rapports avec l'Occident est la condition sine qua non de la démocratie dans le monde arabe. La nouvelle Dans l'attente du guide met en scène un homme déçu par le présent qui se réfugie dans la gloire du passé. Le professeur Kamel El Zaher attend le retour de Mustapha Nahas, le guide du parti El Wafd, pour instaurer la démocratie. Quels seront les apports de ce système politique pour l'Egypte ? La démocratie est un système. Elle permet au peuple d'intervenir sur le pouvoir des gouvernants et de corriger leurs fautes et abus. L'Egypte regorge de compétences dans divers domaines. Nous avons un grand nombre de médecins, d'avocats et d'ingénieurs. Mais beaucoup vont vivre à l'étranger faute de reconnaissance et de valorisation. Les postes stratégiques sont octroyés à ceux qui sont de connivence avec le pouvoir en place, au détriment des savoir-faire nécessaires au développement du pays. Il n'y a pas d'avenir pour l'Egypte en dehors de la démocratie. Le personnage principal de Ma chère soeur Makarem travaille et vit en Arabie Saoudite. Dans la lettre qu'il écrit à sa sœur, il se dégage une très forte odeur de mensonge et d'hypocrisie. Quel est le message de cette histoire ? Cette nouvelle parle du wahhabisme (Islam salafiste) qui prône une vision très fermée de l'Islam. Dès le début des années 80, la révolution iranienne a incité le régime saoudien à dépenser des millions de dollars pour promouvoir l'Islam wahhabite. En Egypte, ces idées ont été propagées par les Egyptiens qui sont allés travailler en Arabie Saoudite. L'idéologie wahhabite éduque et formate dans le sens de la soumission et de l'obéissance aux gouvernants. L'interdiction de rébellion est l'un des points essentiels du wahhabisme. Les islamistes manifestent contre la loi sur le port du voile en France, mais ils ne dénoncent pas les fraudes électorales dans leur pays. Cette attitude permet aux dictatures d'exister, de se développer voire de se perpétuer. En Egypte, la conscience politique est quasi inexistante. Plus de 80% des sujets de conversation se focalisent sur le corps des femmes. Notre lutte est double : combattre la dictature locale et les idées wahhabites qui encouragent l'hypocrisie et le mensonge. Cette religion parallèle repose sur deux aspects : la prière et l'apparence physique. On est un bon musulman si on fait la prière cinq fois par jour et si on a voilé les femmes. La défense et la mise en avant des valeurs humaines et humanistes telles que la justice, l'égalité, la liberté... sont totalement passées sous silence. Nadia Agsous : Alaa El Aswany, J'aurais voulu être Egyptien, Collection Bleue, Editions Actes Sud, 2009. Traduit de l'arabe (Egypte) par Gilles Gauthier. 208 pages. Repères : C'est au Caire, dans le quartier de Garden City, dans son cabinet dentaire, que l'écrivain égyptien, Alaa El Aswany parle de sa dernière œuvre de fiction. Un recueil de nouvelles, amères, douces, belles, hideuses, tendres, cruelles, heureuses, malheureuses qui laissent s'échapper un arrière-fond de tristesse au dénouement tragique. Au sens propre et figuré. Le tout narré à travers une écriture exprimée dans un langage simple à la signification pourtant profonde qui rappelle fortement le style réaliste de Naguib Mahfouz, lauréat du prix Nobel de Littérature en 1988. Dix nouvelles qui nous prennent aux tripes, mettant en scène des personnages vivant dans une société prisonnière de l'arbitraire, de l'obscurantisme, de l'absence de perspectives. Des êtres humains, ô combien attachants, qui nous invitent à nous immerger dans leur société, leur existence, leurs demeures, leur intériorité, leur intimité, afin de nous rendre témoins de leur mal-être, de leur souffrance, de leurs blessures, de leur désillusion, par le truchement de leur regard qui nous révèle les aspects qui, de leur point de vue, caractérisent la société égyptienne, à la fois positivement et négativement. Cette Egypte qui, comme d'autres pays arabes, gifle notre regard et secoue nos représentations avec ses enclaves de misère et de pauvreté où des êtres sont pris dans les rouages d'un système qui les contraint à déployer toutes sortes de stratégies afin d'assurer leur survie et exister tout simplement. Aala Al Aswany en est à son troisième ouvrage. Né en 1957 au Caire dans une famille de lettrés, il se révèle avec son premier et célèbre roman, L'Immeuble Yacoubian (2002), traduit dans plus de vingt langues et porté à l'écran. Ce roman est suivi de Chicago (2006). Le titre de son dernier écrit est tiré de la célèbre citation du leader nationaliste Mustapha Kamel : « Si je n'étais pas né égyptien, j'aurais voulu être égyptien. » Aujourd'hui, l'aura internationale d'Al Aswany, mais surtout sa façon d'écrire et de décrire la société égyptienne le placent, aux yeux de nombreux critiques littéraires, comme le successeur de Nadjib Mahfouz.