Son premier roman, L'immeuble Yacoubian, est un véritable phénomène littéraire. Sept rééditions en Egypte ! Traduit en anglais et en français, il est devenu aussi un film à succès. Une peinture de l'Egypte contemporaine . Alors que vous avez eu des difficultés au départ pour le faire publier, votre roman est aujourd'hui le best-seller, du monde arabe. C'est vrai que L'immeuble Yacoubian a d'abord été publié par extraits dans un journal, Akhbar al Adab, et ce n'est qu'ensuite qu'il a été publié par une maison d'édition grâce aux échos suscités. Ce qui se passe est incroyable ! En France, pendant 8 mois, on a vendu plus de 126 000 exemplaires. Les éditeurs d'Actes Sud m'avaient dit au commencement : c'est un très bon roman, on va dépasser 15 000 exemplaires… (rires) Ce qui est intéressant avec ce roman, c'est qu'il a d'abord connu un énorme succès ici en Egypte, où il en est à sa 8e édition… Oui, le succès est d'abord venu ici. Pour moi, c'est arrivé au moment où j'étais totalement désespéré. J'ai toujours été obsédé par l'écriture. J'aurais pu continuer à vivre aux Etats-Unis après l'obtention de mon diplôme, mais je suis rentré en Egypte parce que je voulais écrire. Jusqu'en 1998, j'ai eu des problèmes pour me faire publier. C'étaient mes amis qui publiaient à leurs frais mes écrits. J'en étais même arrivé à l'idée de quitter le pays et j'avais entamé les procédures pour aller vivre le plus loin possible, en Nouvelle-Zélande. Le succès de ce roman m'a scotché ici. Certains des personnages du roman ressemblent énormément à de vraies et très connues personnalités du Caire… Quand on décrit un phénomène social comme l'ascension de certains businessmen, il y a tellement de gens qui peuvent s'y reconnaître, c'est vrai. Pour moi, un roman doit donner du plaisir au lecteur. ça ne m'intéresse pas de faire une écriture ampoulée, compliquée pour montrer ce dont je suis capable. Je veux d'abord, par mes romans, donner du plaisir à ceux qui m'ont fait l'honneur d'acheter mon livre, qui ont donné de leur temps pour le lire, c'est essentiel. Ça ne m'intéresse pas de faire des textes que personne ne comprend. Pourquoi avoir choisi cet immeuble du centre-ville du Caire comme le lieu central où se recoupent les intrigues de votre roman ? Mon père était avocat et écrivain. Son cabinet se situait dans l'immeuble Yacoubian et c'est là que j'ai grandi, dans le centre-ville, entre Garden City où je suis né, et le lycée français du Caire, à Bab el Louq. Toute ma vie s'est passée dans ce périmètre aujourd'hui déchu. Mais le centre-ville du Caire n'est pas un quartier, c'est une époque. Une époque qui a connu un vrai cosmopolitisme avec des juifs, des Arméniens, des Italiens, des Grecs. La société n'était pas encore aussi religieusement intolérante. Le plus frappant dans votre roman, c'est la description minutieuse et ironique de l'hypocrisie religieuse ambiante au Caire… J'ai toujours une caméra mentale qui filme sans cesse, et cette hypocrisie religieuse est la pire des calamités qui nous soit arrivée. Je pense que pour une bonne part, c'est ce qu'on nous a ramené du royaume wahhabite. Ce qui s'est passé, pas seulement en Egypte d'ailleurs, avec la fin des années 1960 et la flambée des prix du pétrole, c'est que les Saoudiens ont eu un pouvoir incroyable. Ils ont dépensé des millions de dollars pour faire pousser partout les idées wahhabites. Ici, on a eu des millions d'Egyptiens qui sont partis travailler là-bas et sont revenus avec une interprétation wahhabite de l'Islam qui est une vraie catastrophe. Et nous en avons été infectés comme par une maladie. Mais avant cela, l'Egypte a longtemps été une terre où s'est développé l'islamisme… Il faut comprendre que la dictature a besoin de la religion, de cette interprétation de la religion, parce que la religion n'a pas donné que les wahhabites, elle a aussi donné des gens comme Hassan Nasrallah et, dans une certaine mesure aussi, la situation révolutionnaire en Iran. Mais la religion saoudienne est un rêve parfait pour la dictature. En Egypte, c'est Anouar El Sadate qui a commencé. Il a coopéré avec les Frères musulmans et utilisé le fanatisme pour contrôler la gauche, et il a été tué par eux parce que c'est comme d'avoir un tigre dans votre chambre. Et puis quand vous avez autant de pauvres qui n'ont plus aucun espoir, ils n'attendent plus la justice dans ce monde mais dans l'autre. Moi, je suis médecin et je pense qu'on ne doit pas confondre la maladie et ses complications. L'islamisme pour moi est une « complication » de la maladie de la dictature. Pour traiter la complication, on doit d'abord traiter la maladie, par la démocratie. On dit que vous êtes un écrivain de gauche. Mais, en même temps, dans votre roman, il y a une vraie nostalgie pour les classes bourgeoises égyptiennes déchues durant la période Nasser… Moi, je ne suis plus moi quand j'écris. Je me cache derrière mes personnages. Dans la vraie vie, je suis de gauche, je l'ai toujours été, j'écris depuis vingt ans dans les journaux de gauche égyptiens. Et c'est vrai que j'aime mes personnages. Pour le fils de pacha déchu, la révolution a été une catastrophe, elle a détruit sa vie. Alors quand je parle, je le fais avec sa langue, pas la mienne. Moi, j'écris dans les journaux nassériens et Nasser, pour moi, c'est un rêve, c'était le rêve pour le monde arabe entier. Ma nostalgie à moi n'est pas la même que celle de ce personnage. Pour moi, la classe que l'Egypte a perdue, c'est d'abord les intellectuels et non une catégorie sociale supérieure. Après le roman, il y a eu le film. On se souvient que l'avant-première au Caire a été un grand événement où toute la crème de la société caïrote était invitée, mais pas vous… Oui c'est vrai, je n'ai pas été invité. Mais je dois vous dire la vérité : ce ne sont pas les producteurs qui ont voulu m'exclure, c'est la sécurité d'Etat. Juste après, une campagne virulente a été menée par des députés du PND (parti au pouvoir) pour censurer des passages du film, accusé « de ne montrer de l'Egypte que la corruption, le terrorisme et la dépravation sexuelle ». Elle n'a finalement pas réussi. Le producteur du film est le même producteur qui a fait de la propagande pour le régime Moubarak. Et toute la « famille du film », les acteurs, etc., ont de très bonnes relations avec la famille de Moubarak. Je suis le seul qui a une opinion différente. A mon avis, c'est à l'intérieur du pouvoir égyptien qu'on a permis la réalisation de ce film, pour des calculs politiques. Mais ce qui s'est passé, dès les premières projections du film au Caire, a ruiné ces calculs. Dans toutes les salles, quand l'officier de la sécurité d'Etat est tué par l'islamiste, les gens applaudissent très fort... Ces producteurs qui sont très proches du régime et de la famille Moubarak, quand ils vous ont contactés pour le film, qu'en avez-vous déduit ? Personne ne m'a contacté. C'est le scénariste qui a acheté les droits du roman, a écrit le scénario et l'a vendu au producteur. Vous n'avez donc rien à voir avec le film ? Non rien, je n'ai même pas de droits d'auteur sur le film et je n'ai rien à voir avec la fabrication du film… et je ne m'en porte pas plus mal. Question droits, le roman marche très bien et les traductions aussi. Mais ceux qui ont fait des calculs politiques se sont rendu compte que c'était une erreur. Ils ont monté cette campagne à travers le parlement en évitant de parler de la torture, ils se sont focalisés sur le personnage homosexuel et ont dit que ça ne correspondait pas aux valeurs de la culture égyptienne. Ce qui est étonnant parce que le cinéma égyptien produit des choses qui ressemblent à du porno et personne ne s'en plaint. Mais dans les salles du Caire, il y a eu aussi quelques applaudissements lorsque l'homosexuel est assassiné… Oui je sais. Beaucoup de spectateurs hommes riaient aussi de manière nerveuse à chaque apparition de l'homosexuel, et c'est un peu hystérique, parce que l'homosexuel présenté comme la personnification du mal aurait été plus confortable pour eux. Dans votre nouveau roman, Chicago, les événements se déroulent aux Etats-Unis, pourquoi avoir fait ce choix ? Je connais Chicago très bien. J'y ai fait mes études, Dans ce roman, il n'y a pas que les problématiques liées à la culture arabe expatriée qui sont posées, mais aussi celles du racisme et plein d'autres choses dans lesquelles se débat encore l'Amérique. J'ai eu un traducteur américain qui a refusé de le traduire. Il était furieux qu'on puisse être Egyptien et se permettre d'avoir un regard critique sur l'Amérique et la société américaine. Je lui ai dit : quand on critique nos sociétés vous êtes très contents, et vous dites : c'est très bien, c'est la littérature et tout… Mais quand on vous critique, vous ne nous tolérez plus. L'éditeur de la traduction en anglais a dû trouver un autre traducteur, un arabe américain. BIO-EXPRESS Né en 1957 au Caire, Ala' Al Aswani continue à ce jour à exercer son métier de dentiste, dans le quartier où il a grandi, Garden City. Diplômé de l'Université du Caire, il part à la fin des années 1980 aux USA pour un magistère. De retour en Egypte, il publie difficilement un roman et deux recueils de nouvelles, jusqu'en 2002, où arrive le foudroyant succès de L'immeuble Yacoubian. Son nouveau roman, Chicago, vient de sortir en Egypte et les éditeurs étrangers s'arrachent déjà les droits de traduction.