A l'aube, mal réveillées pour avoir dormi dans les parcs publics de la ville, les troupes algériennes venues d'Alger entament à pied la dizaine de kilomètres qui les sépare du quartier d'Oum Dermane où se trouve le stade d'El Merrikh. Sur le chemin balisé par des milliers de policiers, forces antiémeute et militaires, on croirait à tout sauf à un match de football ; chars lourds et automitrailleuses, kalachnikovs et matériels de guerre encadrent les Algériens imperturbables qui avancent la tête haute en se demandant vaguement si ces militaires sont là pour les protéger, selon le vœu de Bouteflika transmis à Omar El Béchir ou pour protéger la ville d'eux. A quelques kilomètres du stade, l'impressionnant déploiement militaire donne l'image d'une ville en état de guerre et le parcours des troupes algériennes est fléché pour ne pas qu'elles croisent les supporters égyptiens 10h. Le stade commence à se remplir sérieusement. Dans la ville, les Algériens continuent de défiler alors que les Egyptiens sont étrangement absents, bien qu'ils représentent une forte communauté à Khartoum. Effrayés par les informations faisant état d'Algériens armés de couteaux, de sabres et de haches les Egyptiens, terrorisés, se retranchés dans leurs quartiers ou sont montés au stade, dans les tribunes protégées qui leur ont été réservées. En infériorité numérique, les troupes algériennes savent qu'elles sont déjà en train de gagner la bataille psychologique, soit l'essentiel de la guerre. Midi. Sous une chaleur de plomb, l'ambiance reste d'une tension incroyable. A cette heure, Khartoum a basculé, elle est Algérienne et tous les Soudanais demandent des drapeaux algériens pour soutenir cet étrange peuple venu de si loin. Dans le stade El Merrikh que des hélicoptères militaires survolent, 3 à 4000 Algériens sont déjà en place et d'autres milliers de supporters continuent d'affluer dans une ambiance de djihad, de guerre totale et d'invasion générale. 15h. L'ambiance est électrique, tout le monde sent que ce soir, tout peut arriver, une guerre ouverte, un massacre collectif ou un affrontement sanglant, le match de football proprement dit n'étant plus qu'un détail. Survoltées, les troupes algériennes présentes au stade font face à des centaines de militaires et d'agents des forces antiémeute massés face à eux, en contrebas de leur tribune, portant tous des masques de protection contre la grippe porcine. Des centaines de Soudanais sont là, pour assister au match et se ranger du côté des troupes algériennes ; ils sont éberlués par ce peuple qui fait peur et qui n'a peur ni des matraques ni de la guerre. Le stade El Merrikh est archicomble, il n'y a pratiquement plus de place, le dernier vol en provenance d'Alger vient d'arriver et le reste des troupes algériennes est venu directement au stade. 19h30. Les joueurs de l'équipe algérienne font enfin leur entrée, par le côté où sont massées les troupes algériennes. Le stade d'El Merrikh s'enflamme, comme ne l'ont jamais vu les Soudanais. 20h30. C'est le début du match et les troupes algériennes redoublent d'intensité. Des fumigènes s'allument, les drapeaux flottent et les chants décuplent. Tout un peuple est là, venu de toute l'Algérie pour rallier sur une terre inconnue, à 5000 kilomètres de chez lui, sans un centime en poche, la plupart n'ayant jamais pris un avion. Dans le public, toute l'Algérie : des garçons de bonne famille, des criminels, des femmes, des familles, un nain, deux fous, un homme en chaise roulante porté par deux jeunes, une vieille femme de 70 ans qui explique qu'elle a laissé « ses enfants et ses petits enfants ». Kader est là, debout à chanter, entièrement habillé en commando militaire, tenue de camouflage et béret noir. Son ami est venu d'Alger, les mains dans les poches, juste avec son passeport, en survêtement blanc et claquettes trop petites pour lui, certainement les bligha de sa sœur. Les Soudanais installés au milieu des Algériens tentent de reprendre les slogans des troupes algériennes sans trop comprendre cette langue, demandant des explications sur ce que veut dire « One two tré, viva l'Algiré ». 21h15. C'est la mi-temps, les troupes algériennes en profitent pour s'asseoir, étant entendu que ce match doit se regarder debout, du début à la fin. Des Algériens tentent sans succès d'échanger leurs dinars contre de la monnaie soudanaise. 21h30. Le match reprend et l'équipe algérienne semble molle, se débarrassant rapidement du ballon. Dans le public, les troupes algériennes se tiennent le ventre, sachant que comme au Caire, la qualification peut disparaître à la dernière minute, d'autant que Saâdane a visiblement donné des consignes défensives, ce qui énerve les troupes algériennes demandant l'attaque totale et la mort. Les joueurs algériens ne s'y trompent pas et tour à tour, viennent près des tribunes pour saluer cet extraordinaire public qui est en train de remporter le match. 22h. Au coup de sifflet final, un cri gigantesque et unique conclut cette aventure extraordinaire de 72 heures. Dans les tribunes, les troupes algériennes, épuisées par 3 jours sans sommeil, pleurent, hurlent, dansent et s'embrassent. Tous les joueurs de l'équipe algérienne viennent un à un les saluer, sachant que ce sont elles, en bravant 5000 kilomètres sans un sou, qui ont gagné le match, sachant qu'eux-mêmes n'ont pas vraiment bien joué et que techniquement, l'Egypte était plus forte. Les militaires et les forces antiémeute tentent de les maîtriser pour les empêcher d'envahir le terrain, mais elles sont trop fortes. En quelques minutes, la pelouse est prise d'assaut. 23 h. Les troupes algériennes quittent le stade El Merrikh et remercient en chœur les Soudanais. A la sortie, le volet technique de la bataille footballistique est réglé, reste le reste : venger maintenant l'Algérie par des morts. Les troupes algériennes sortent du stade, saluées par des milliers de Soudanais émerveillés par ce peuple si fort, et descendent en ville à la recherche d'Egyptiens qui ont discrètement quitté la place par une sortie dérobée sous la protection de l'armée. A l'arrivée, ils leur ont distribué des bouteilles d'eau. Après la victoire, c'est avec les supporters algériens que les Soudanais ont défilé dans les rues, criant « One two three, viva l'Algérie ! » et faisant retentir tout Khartoum de « Djazaïr, Djazaïr, Djazaïr ! ». Après le coup de sifflet final, des fourgonnettes de transport attendaient, à la sortie du stade, les supporters pour le grand défilé. De mémoire de journaliste, jamais depuis 2005, date de l'assassinat de John Garang, homme politique soudanais, la capitale n'avait vu autant de monde dans ses rues. Les Egyptiens, évacués une heure avant les vainqueurs pour des raisons de sécurité, ont regagné l'aéroport sous haute surveillance de l'armée soudanaise – des centaines de militaires étaient postés aux abords du stade. La circulation est restée paralysée sur plus de vingt kilomètres. Les femmes aussi sont sorties glorifier l'équipe nationale, serrer les mains des Algériens et leur demander… un drapeau ! Des youyous fusaient de partout. A l'aéroport de Khartoum, plus de 5000 Algériens attendent d'embarquer. Ils dorment à même le sol, assiègent supérettes et sandwicheries. « Nous fêterons la victoire à notre arrivée », assure l'un d'eux. Pendant ce temps, dans la rue, les Soudanais continuent de scander un célèbre slogan que les Algériens leur ont appris : « Djeich, chaâb, maâk ya Djazaïr ! » Khartoum. Zouheir Aït Mouhoub