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comment la sociologie est-elle possible ?(*)

Sans savoir exactement si la guerre était finie ou s'il s'agit maintenant d'envisager la reconstruction, s'il fallait déposer les armes ou en faire au contraire un élément de cette tentative de reconstruction. C'est à peu près dans ce type de topographie que nous nous trouvons actuellement, où nombre de sociologues se posent la question de l'existence de leur discipline en dehors des périmètres institutionnels complètement décharnés. Des périmètres institutionnels et des cadres officiels producteurs et reproducteurs d'insignifiance.
La disparition de Djamel Guerid il y a quelques jours, vient d'ajouter la glaciation à la dévastation. Il y a seulement quelques semaines, suite à la bourrasque égyptienne, il nous a été donné de faire part à des collègues de l'urgente nécessité d'accorder à la production sociologique sur la contestation, au Maghreb et dans le monde arabe, toute l'attention qu'elle méritait. D'ouvrir une brèche. De faire le point sur ce qui s'est fait ou ne s'est pas fait, afin de pouvoir, peut-être, comprendre ce qui est en train de se défaire. Avant de s'engouffrer dans ce périple «questionnatif» de la sociologie du non.
La réponse du grand nombre se fit massue : «Vous songez à une sociologie de la contestation dans le monde arabe alors que dans ces pays il n'y a pas de sociologie !» Il y a de toute évidence des relents d'excessivité dans cette sentence, mais il serait tout aussi excessif de la considérer comme totalement dénuée de sens. La question qu'il faudrait peut-être poser n'est pas : est-ce que la sociologie
existe ? Mais plutôt comment la sociologie est-elle possible ? Comment un discours sociologique qui mord sur le réel est-il possible ?
D'autant plus qu'il s'agit d'un possible qui se dit lui-même en crise. Une crise multiforme. Crise méthodologique, crise théorique, crise épistémologique, crise linguistique, crise politique, crise de tout cela et… du reste. Toute la monnaie logique, selon le mot de R. Barthes, se trouve dans les interstices. Ceux-là mêmes qui rendent possible la mise en acte discursive, comme le signe ou comme la mise en scène d'un problème réel. Et c'est, sans conteste, le cas de la sociologie. En premier chef, les préoccupations des sociologues eux-mêmes qui sont présentées comme des situations qui expriment et où s'exprime leur crise ; crise de leur sociologie qui n'est peut-être pas tout à fait étrangère à celle de ce que Castoriadis appelait «une logique identitaire», (L'Institution imaginaire de la société, 1976).
Logique identitaire que l'on peut, non sans arbitraire, ramener à trois dimensions pour le cas de l'Algérie :
– La première a trait à ce qu'il est convenu d'appeler les cadres épistémiques et paradigmatiques et auxquels Djamel Guerid a consacré un ouvrage en voie de parution.
– La seconde est relative à la nature des rapports de la sociologie au pouvoir politique.
– Et enfin l'incontournable question de la substituabilité linguistique dans l'enseignement et la recherche scientifique dans cette discipline.
Ce triptyque est lui-même affecté d'un triple coefficient d'incertitude :
1- La première est inhérente à l'abstraction indéterminée ou à l'indétermination abstraite de la notion de discipline sociale qui s'investit dans l'espace discursif sociologique, comme promesse à investir un jour des espaces sociétaux.
2- Une seconde incertitude a trait à la multiréférentialité interprétative de la sociologie dans sa quête de faire de ses discours multiples sur la société algérienne, un possible enracinable dans des espaces dits, comme dans sa quête d'une enracinabilité possible dans des lieux conceptuels inédits.
3- Une troisième incertitude enfin, qu'on pourrait dire consubstantielle à cette quête elle-même, est afférente à son statut de discipline fourre-tout. Les sociologues sont les premiers à contribuer à la fluctuation de ses contours en affublant du label sociologique, une pléthore de généralités.
Mais c'est indéniablement la première question qui pose les problèmes les plus épineux. La question des cadres épistémiques et paradigmatiques à laquelle Djamel Guerid a consacré un ouvrage en voie de parution.
Il y a lieu, pour y voir un peu plus clair, et en empruntant aux sciences du langage les notions de constativité et de performativité, de distinguer deux types d'approches dominantes dans le champ sociologique algérien :
1- La première approche, que l'on peut appeler constative et qui rappelle d'ailleurs l'attitude contemplative, vise à la description et à la transmission de l'information sur l'état d'un pan la société algérienne. Ainsi la moindre observation, la moindre enquête prétend d'emblée à la scientificité et à l'académicité, notamment lorsqu'elles sont menées par des structures dont la vocation et la mission consistent à cautionner les thèses officielles. C'est ainsi que sur des questions aussi épineuses que la violence faite aux femmes, l'immigration clandestine, l'immolation, la jeunesse algérienne ou l'éducation, des centres de recherche budgétivores confortent les postions officielles. Des simulacres d'études destinées à la consommation extérieure, sans la moindre production de savoir ou de connaissances. Ces mêmes centres de recherche qui craignent la présence de chercheurs dissonants de la trempe de Djamel Guerid.
2- La seconde approche, que l'on peut désigner comme étant performative, exprime une volonté explicite qui vise un usage déterminé possible de la sociologie dans le contexte algérien. Cette approche privilégie le terrain en s'inscrivant dans la durée et en tournant délibérément le dos à la recherche de la complaisance… Cette démarche suppose non seulement une évaluation épistémologique des intentions/prétentions respectives du sujet et de l'objet dans le procès de constitution/déconstitution même de ces connaissances, mais aussi et surtout une référence à des questionnements de la quotidienneté sociologique: Comment peut-on parvenir à une «bonne application de la théorie» en l'absence d'un long et douloureux processus d'observation critique, d'une longue et douloureuse expérimentation sur le terrain et du terrain comme condition fondamentale constitutive de la connaissance sociologique ?(1)
Le grand mérite de l'épistémologie génétique est d'avoir fait précisément de cette question le problème central : celui de savoir si la connaissance se réduit à un «pur» enregistrement par le sujet de données déjà toutes organisées, indépendamment de lui, dans un monde extérieur (physique ou idéel) ou si le sujet intervient activement dans la connaissance et l'organisation de l'objet.(2)
Il s'agit alors de déterminer, pour la sociologie en Algérie, les possibilités ou les modes possibles d'interventions «actives» dans l'organisation de son objet. Sinon, comment peuvent-elles prétendre s'ériger en «synthèse totalisatrice» servant de référent interprétatif de l'univers sociétal algérien ? S'est-elle seulement donné les moyens de réfléchir les modes possibles de sa propre articulation aux systèmes sociaux de significations ? A leurs paradigmes épistémiques et sociétaux ?
L'esthétique du paradigme
La sociologie algérienne s'est-elle donné les moyens de distinguer un paradigme épistémique d'un paradigme sociétal dans sa quotidienneté sociologique comme dans sa pratique disciplinaire, pour ne pas dire disciplinée ?
Voilà une notion qui occupe une place privilégiée dans le champ discursif de la sociologie en Algérie, voire au Maghreb, mais à aucun moment elle ne semble soumise à une inquiétude philosophique. Elle conserve même dans les approches radicales sa mouture kuhnienne. Ce qui pose un sérieux problème. Car non seulement cette notion a été forgée dans le cadre d'une problématique scientifique particularisée, mais son statut épistémologique lui-même demeure problématique.(3)
Dans un ouvrage admirable, J. Piaget et R. Garcia montrent, par une étude très fine, que l'apport fondamental de ceux qui menèrent la révolution scientifique au XIXe siècle, ne consista ni en un «raffinement» méthodologique, ni en un progrès considérable dans les instruments d'observation, mais plutôt en une reformulation des problèmes.(4)
«La révolution mécanique, par exemple, nous disent-ils, ne fut pas le fruit de la découverte de nouvelles réponses aux questions classiques sur le mouvement, mais bien celui de la découverte de nouvelles questions qui permettaient de formuler les problèmes de manière différentes».(5)
De l'esthétique paradigmatique à l'hypnose
Ces interrogations prennent des caractères d'urgence si nous admettons que l'enseignement, comme la recherche en sociologie dans notre pays, demeure généreusement tributaire, attributaire de moules paradigmatiques qui fonctionnent comme de véritables tiroirs à réponses qui sont, elles, d'un autre lieu énonciatif. En particulier, si l'on convient que la transposabilité des paradigmes, si elle peut être chose concevable et parfois aisée, à l'échelle d'usages individuels, c'est-à-dire les sociologues pris séparément, elle est moins évidente, en tout cas fort problématique à l'échelle sociétale. N'y a-t-il pas lieu de se demander, en renversant la proposition de Mills qui conseillait d'imaginer des monstres sociologiques pour «libérer» l'inventivité et la créativité de la sociologie, s'il n'est pas pour nous nécessaire de «désinventer» des «merveilles» sociologiques, au sens de se dessaisir, de fausser compagnie à une esthétique épistémologique qui contribue, même en son moment critique, à l'engourdissement de notre fragile et frileuse «paresse de l'esprit» sociologique pour ne pas dire sociologiste ?
Car, quand cette esthétique paradigmatique ne fonctionne pas à la polémique, elle fonctionne à la jouissance. Et quand elle ne fonctionne ni à l'une ni à l'autre, elle fonctionne au soutien du pouvoir ou au silence.
Elle pose au moins deux problèmes : Le premier a trait à la nature des paradigmes sociologiques eux-mêmes. A leur fluidité, à leur mouvance, à leur perméabilité, à leur permissivité. Rarement ces paradigmes ont fonctionné comme un service d'ordre théorique qui viendrait se surajouter en le renversant, à l'ordre politique. Lui signifier qu'il est en mesure de «fluctualiser» la vie sociale et politique dans nos pays : pour le cas de l'Algérie, il est possible de distinguer grossièrement trois moments qui ont marqué la recherche sociologique. Trois moments comme actes séquentiels en termes de redevabilité historique à une paradigmatique datée.
a- Une première période «nationaliciste» consécutive à l'indépendance politique du pays, qui a duré à peu près jusqu'à la fin des années soixante, où l'essentiel des travaux, en sciences sociales et humaines, puisait sa matière première dans l'euphorisme politique (indépendance, construction d'un Etat national, souveraineté économique, développement, etc.).
b- Une deuxième période « économiciste» dès le début des années soixante-dix, à la faveur des grands projets de développement, où les travaux sur la révolution agraire, les «industries industrialisantes», la gestion socialiste des entreprises et d'une manière générale, sur le développement du pays, se comptaient par centaines.
c- Enfin, avec le début des années quatre- vingts, une redécouverte ou un renouement avec le culturel, le symbolique ou le sociétal, qui semble d'ailleurs battu en brèche par l'irruption des discours sur la mondialisation et les replis identitaires, sur fond d'apparition d'un économisme «nouvelle donne» consacrant le triomphe de l'économie de marché, devenue la panacée à l'échelle planétaire.
En ces trois moments, la sociologie ne semble pas avoir trouvé les voies d'accès à ce que Kuhn appelait justement une «science normale». Il s'agit alors de se demander si la sociologie n'a pas souvent intégré des événements sociologiques à l'insu des sociologues ? Ou encore, est-ce que le sociologue en Algérie n'a pas souvent été réduit à avoir plus de pouvoir sur les «mots que sur les choses», pour reprendre une formule célèbre ?Le second problème, qui est beaucoup plus délicat, est lié à la nature de l'attente ou de la demande épistémologique elle-même : Quel statut épistémologique, pour quelle épistémologie de la sociologie dans notre pays ?
Une crise par sustentation
Au-delà donc de ce qui est souvent désigné par la «crise» de la sociologie, ne s'agit-il pas en réalité de la crise «du projet de nous dire», de dire notre société ? Au moyen d'une «vérité» autre, avec les moyens d'une autre vérité ou plus précisément d'autres vérités. Les vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire. Il s'agit alors de se demander si la «crise» de la sociologie n'est pas sustentiative, c'est-à-dire subséquente à une crise qui n'est pas la sienne ? En d'autres termes, la sociologie n'est-elle pas en train de se tromper de crise ?
C'est peut-être pour cela qu'on se pose présentement la question de son utilité qui est d'ailleurs souvent confondue avec celle de son utilisation, voire de son utilitarisme.
Utilitarisme dont le contenu est codifié politiquement, comme dans l'exemple de la Direction générale de la recherche scientifique et du développement technologique dont le mot d'ordre est «Pour une recherche utile». C'est, sans nul doute, ce malentendu qui habite la question de la nature des rapports de la sociologie au pouvoir politique, qui est au centre de la confusion des pouvoirs cognitifs et politiques.(6) Le problème que pose cette confusion n'est pas de désigner ou de dénoncer les rapports adultérins de la sociologie, en Algérie ou ailleurs, au pouvoir politique.(7) Il s'agit de savoir comment réfléchir le rapport du sociologique au politique d'une manière qui s'articule autrement à l'action sociopolitique que comme «axiomatique de l'intérêt» selon le mot de Alain Caillé : Comment réfléchir cette pression objectale qui s'exerce dans nos sociétés, en faveur d'une réduction «instrumentaliciste» du savoir de cette discipline et du savoir des sciences sociales en général ? Comment déterminer de nouvelles prémices, de nouvelles promesses, pour faire évoluer la sociologie sur des bases autres qu'une vaine réponse à son obsessionnelle carence d'utilité politique confondue, comme nous l'avons souligné plus haut, à son coefficient d'utilitarisme ?
Ces interrogations prennent nécessairement l'allure d'un «projet sociologique» prometteur, notamment si l'on s'accorde à voir en la sociologie, selon le mot de Gurvitch, une «reconstitution jamais achevée de ce qui est par ce qui peut être».
L'un des rivages immédiats de ce possible, n'est-il pas comme le suggère Duclos, la «mise à nu courageuse par le sociologue de sa propre passio cognoscendi ?». N'est-ce pas par sa mise à nu courageuse que le sociologue peut parachever sa mise en scène valorisante en tant «qu'ultime critique de soi»? Ce faisant, il affirme son utilité comme si elle découlait «d'une rupture ou d'un porte-à-faux avec celle de son propre corps d'appartenance, le monde du pédagogue diplômant, critique et doctrinaire»(8), (bulletin du Mauss).
Dans ces conditions, le «principe d'utilité devient ce qui questionne», c'est-à-dire qui défait l'affirmation pour mieux la refaire. Marx ne disait-il pas que la grandeur de la phénoménologie de Hegel et de son résultat final était la dialectique de la négativité comme «principe moteur et créateur» ? Et que Hegel saisit la «production de l'homme par lui-même comme processus de l'aliénation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de l'aliénation. En cela, il saisit l'homme objectif véritable comme résultat de son propre travail.(9)
Comment faire alors de cette dialectique de la négativité le principe moteur de notre crise d'utilitarité ? Et de la conscience éthique de cette crise, la condition d'un véritable débat entre le sociologique et le politique dans notre pays ?
Le sens d'une déconstruction de l'objet sociologique
Ce même débat est au centre de la troisième grande préoccupation : la substituabilité linguistique vécue comme transmutation dans l'enseignement, comme la recherche en sociologie depuis un peu plus de trois décennies. Il est alors souvent question du rôle de l'Etat «dans la régulation et le contrôle de la production des connaissances par la contrainte linguistique».(10)
La première expérience d'arabisation des enseignants de sociologie, pour l'université algérienne dans les années quatre-vingts, s'est traduite par le surgissement d'une nouvelle catégorie d'enseignants qui avait pour tâche d'enseigner l'arabe à des enseignants qui n'enseignaient plus, afin de les aider à pouvoir un jour enseigner.
La parole se trouvait alors, pour un temps, nantie du pouvoir paradoxal de créer et de supprimer, dans un même mouvement des espaces d'enseignement et de parole.
Les questions qui se posèrent alors
furent : qui apprécie le discours sociologique «arabisé» ? Comment s'évalue son «prix» par rapport à celui du discours «scientifique» et à celui du discours sur ces disciplines dites scientifiques? Pourquoi l'arabisation de l'enseignement de la sociologie nécessite moins de prudence que celle de la médecine ou de la chimie ? Et enfin, à quoi peut bien référer le manque et l'excès de prudence pour l'une et les autres ?
A toutes ces questions s'ajoute une plus épineuse, plus quotidienne, celle de la pratique de l'arabisation de l'enseignement de la sociologie. Le problème le plus malaisé est, sans nul doute, celui du rapport isomorphique des deux systèmes linguistiques qui habitent le corps de la sociologie. Se posa, dès le départ, la question du comment faire pour se débarrasser de cette bicéphalité linguistique qui préside à la destinée de cette discipline ? Bicéphalité dans le cadre de laquelle le concept sociologique est rarement posé comme moyen et objet de recherche à la fois, c'est-à-dire qu'il ne joue pas le rôle d'une «fatalité extérieure qu'il faut réduire en la réfléchissant», selon le mot de Georges Ganghuillem, mais d'un instrument opératoire qu'il faut traduire en l'arabisant.
Dans ces conditions, le concept sociologique n'est plus le signe d'un problème de la lecture sociologique, mais l'élément positif qu'il s'agit de faire traduire dans le but de la valider. Le même problème se rencontre dans le rapport aux textes et dans leur insertion dans l'enseignement de la sociologie : comment effectuer l'intertraductibilité des logiques de penseurs tels El Kendi, El Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd Ibn Khaldoun et celles de Platon, Aristote, Hegel, Marx ou Weber ? Suffit-il d'en faire la lecture et la traduction ?
Surgit alors nécessairement la question du comment faire de l'arabisation de l'enseignement de la sociologie, l'occasion de la saisie de l'histoire des concepts sociologiques, autrement que comme l'histoire de leur affinement sémantico-linguistique, de la saisie de leur divers champ de constitution, de leur champ de sémantisation-désémantisation et donc, de leurs règles successives d'usage. En définitive de leur sens, de leur prégnance, mais également de leur pertinence.
Il est assez curieux d'observer que la question du réaménagement linguistique, initié par la décision d'arabisation de la sociologie au début des années quatre-vingt, n'ait pas encore suscité un débat sur la norme linguistique dans la société algérienne. Il est encore plus curieux, pour ne pas dire étrange, de constater que ce débat soit resté étranger aux premiers concernés, c'est-à-dire les enseignants et chercheurs en sciences humaines et en particulier les linguistes et les sociologues. .
La question, du statut sociologique de la norme, en particulier dans la situation d'apprentissage linguistique par une discipline où la norme est, elle-même, en situation de devenir. Elle n'est jamais donnée une fois pour toutes. Et ne peut donc être reçue une fois pour toute.
Le problème de la réception se pose de façon fort complexe dans le cadre du procès de double apprentissage de langue et de savoir pour une discipline comme la sociologie. Il constitue, sans nul doute, l'un des problèmes majeurs de la décision politique d'arabisation : les inégalités des niveaux de langue, des registres et des compétences linguistiques des enseignants-apprenants conjugués au différence de nature et des programmes des matières universitaires enseignées à des étudiants de niveau hétérogène maintient et reproduit un rapport pédagogique de type polysémique, voire doublement polysémique tant du côté des enseignants que celui des étudiants.
C'est ce que nous avons proposé de désigner par un semi-pédagogisme au sens d'une double dégradation des codes de la locution comme ceux de la réception. Qu'en est-il, dans ces conditions, du procès d'intellectualisation dans le champ des sciences sociales et en particulier dans celui de la sociologie ? Et quels sont les effets de la contrainte linguistique sur cette intellectualisation ? Les effets des rapports d'extériorité de la sur-norme linguistique prennent souvent l'allure et les formes d'une déconstruction de la pensée sociologique et a fortiori de ses moyens d'expression. Mais deux précisions s'imposent :
1- Parler de dé-construction de la pensée sociologique laisse supposer la préexistence d'une pensée construite. Il s'agit, en réalité, d'une pensée-puzzle qui tire sa relative cohérence de sa nature intrinsèquement référentielle ou «référenciaire», de ses références théoriques fondatrices éclatées. Il est fondamentalement constitué de repères-références issus des écoles et courants de pensée(s) européens et plus particulièrement français.
2- Il s'agit, en fait, d'une dé-construction en apparence, car la volonté politique d'imposer et de développer la surnorme dans l'enseignement et la recherche en sociologie ne se traduit pas par une dé-construction des références, mais par la tentative de démantèlement des moyens oraux de les exprimer dans leur langue de référence : l'enseignement «arabisé» de la sociologie, et partant des sciences sociales tel qu'il s'effectue depuis plus de trois décennie en Algérie, (septembre 1980 pour la sociologie), en donne une parfaite illustration. Un enseignement qui tire sa matrice première essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, des références de base du savoir sociologique académique et
occidental : Comte, Durkheim, Weber…. demeurent l'incontournable passage pédagogique et scientifique obligé de toute formation sociologique en arabe, même s'ils sont assortis de quelques condiments khaldouniens.
Souci expressif et contenu cognitif
Plus concrètement, la tâche pédagogique de l'enseignant en sociologie consiste à réexprimer des bribes de savoir selon ses moyens. Et c'est précisément dans et par les différents modes de réexpression que se maintient et se perpétue une certaine forme d'engourdissement de l'imagination sociologique. Des universitaires vieillissants se trouvent devant la contrainte d'un apprentissage simultané de langue (arabe) et de savoir (sociologique), c'est-à-dire de moyens d'expression et de contenu de cognition éloignés. Dans ces conditions de traductibilité linéaire, la préoccupation de l'usage se réduit à l'utilisation et privilégie les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l'exigence cognitive. En d'autres termes, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Ce qui place durablement une discipline, comme la sociologie, devant la situation paradoxale de focaliser son effort sur le fait de tenter de désigner ce qui est censé expliquer.
L'élaboration d'un savoir interptétatif pré-suppose un fond culturel, au sens large du terme. Un fond culturel qui contient et «régule» des codes et des relations symboliques entre les communautés et les individus. Ces codes et ces relations symboliques, se déployant dans les espaces où se déroule la vie sociale, où s'identifient les membres de la communauté, où s'interprètent les signes, les indices, les symboles et les actes de paroles, constituent le «haut-lieu» de l'exercice de l'imagination sociologique, qui en devient aussi une forme et un indice de manifestation. Ou plus précisément une partie intégrante des ces manifestations.
Ces manifestations sociales multiples sont à la base de l'acte de création ou d'élaboration culturelle, comme acte séquentiel, saisi d'emblée par les membres d'une même culture ou d'une même communauté, mais également et surtout par les tenants des schémas interprétatifs/explicatifs, c'est-à-dire les spécialistes des sciences sociales, et à leur avant-garde, les sociologues censés les capter et les décrypter.
Le procès général d'interprétation-transformation de la société se réduit souvent à un effort de reformulation, qui peut se réduire, lui-même, à un effort d'expressionalisation. Dans cette «logique» expressive de la contrainte d'usage linguistique, la sociologie se dessaisit des complexités des interrogations sociétales, plus préoccupée par les formulations et le maintien de l'équilibre, que par la compréhension et l'interprétation des déséquilibres. De sorte que les interrogations fondamentales pour la sociologie, dans un pays en pleine décomposition de ses certitudes, après la faillite de l'Etat-rente, telles que : Comment faire face à la crise généralisée d'autorité ? Comment interpréter la déliquescence du corps social ? Comment appréhender l'affaissement du lien social ? Comment et avec quels moyens lire une communauté sociale et culturelle en plein désarroi ? Comment décoder les signes, au sens clinique du terme, d'une société en pleine détresse d'identité et d'existentialité ? Et surtout comment et dans quel langage exprimer ces interrogations ?
Les décalages sont nombreux et multiformes. Tout se passe comme si deux discours, l'un implicite l'autre explicite, et donc deux langages se côtoient sans se croiser : celui que construit la réalité sociale et qui renvoie à cette réalité elle-même à décrypter, lire et interpréter avant de la dire, et celui qu'élabore, laborieusement la sociologie de cette même réalité. Une sociologie qui est plus préoccupée par les moyens d'exprimer cette réalité que de la comprendre, plus encline à nommer les faits sociaux que de les questionner.

*) Une partie de cette contribution a fait l'objet d'une publication intitulée : «La crise de la sociologie dans le discours sociologique maghrébin».

NOTES :
1) El Kenz met d'ailleurs l'accent sur cet aspect en déplorant l'inexistence de «grande recherche sur le terrain» dans le monde arabe. Mais des exceptions saillantes existent. Pour le cas de l'Algérie, nous pensons à A. Benaoum, N. Marouf, C. Chaulet, Djamel Guerid, M.Mancer et à d'autres. Il s'agit simplement de rappeler et de nous rappeler que les conditions constitutives de la connaissance désignent tout à la fois les conditions de validité formelle et expérimentale de cette connaissance.
2) J. Piaget Logique et connaissance scientifique. Collection Pléiade
3) Cela nous le savons au moins depuis que Kuhn lui-même a reconnu plusieurs interprétations possibles. En particulier, la distinction entre le paradigme exemplaire et la matrice disciplinaire, sans compter les commentateurs de Kuhn, qui comme lui ont découvert une vingtaine d'usages. Mais si nous lui conservons le sens de l'exemplaire ou de l'exemplarité, qui semble faire l'unanimité dans la plupart des travaux en Algérie, nous ne pouvons que tirer la conclusion suivante : «Nous sommes réduits comme ces étudiants de Kuhn à l'exercice de la solution des exemplaires, c'est-à-dire à attendre que les problèmes qui se posent à la sociologie elle-même soient résolus à l'aide d'instruments théoriques, qu'il s'agit de maîtriser, d'assimiler, de raffiner, de perfectionner. D'où nous viendraient les moyens du méthodologique de ce «raffinement» ?
4) J. Piaget et R. Garcia : Psychogenèse et histoire des sciences. Ed. Flammarion.
5) J. Piaget et R. Garcia : Idem.
6) Les rares tentatives de construction d'un objet scientifique rencontrent invariablement l'irruption du politique.
7) L'ambivalence inhérente au procès de production des connaissances se double de l'ambiguïté qui habite les rapports troublés de la sociologie au politique.
8) Je dois avouer que j'ai souvent été tenté de reprendre pour la sociologie, la métaphore de E. Roudinesco pour la psychanalyse : elle a comparé cette discipline à un flamant rose qui stationne sur une patte, picorant où il peut selon les saisons et selon les climats. «Il stationne, nous dit-elle, et peut disparaître pour exister. Il lui faut faire acte de docte, donner à croire pour la science officielle son caractère de sérieux en s'étayant sur du connu». Politique et psychanalyse. Ed. Maspero.
Il m'est arrivé, il y a quelques années déjà, d'écrire que le «fonctionnaire» des sciences sociales retarde sur le politique, qu'il attend que ce dernier lui livre la matrice première de sa réflexion, qu'il lui désigne son lieu d'énonciation qui prend souvent la forme d'une renonciation, rarement celle d'une ré-énonciation. Parole de crise In Algérie-Actualités. Juin 1987.
9) Manuscrits de 1844 à propos de la Phénoménologie de l'Esprit
10) Rabeh Sebaâ, Arabisation et sciences sociales, éditions l'Harmattan, Paris.


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