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Du sport à la sociologie
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 12 - 12 - 2009


Un match et une question
Lorsque l'arbitre sifflait la fin du match Algérie-Egypte, mon quartier éclata : toutes les portes s'ouvraient d'un même coup, mes voisins se jetaient dans la rue, des «you you» assourdissants, une femme parlait au portable et portait son bébé d'une façon imprudente, un jeune hurlait et courait à pied nus, drapeaux, lumières, poussière, corps non délimités, un cortège se formait et prenait la descente vers la ville d'Oran. C'était la nuit légendaire de la victoire des Verts, combattants du Sahara, sur les Pharaons du Nil.
Le lendemain, au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC), une sociologue posait cette question : «Mais où sont les sociologues algériens ?». Elle voulait par là attirer l'attention que les sociologues algériens, comme toujours, sont dépassés par les événements et qu'ils n'interviennent qu'après coup, ou qu'ils seraient sous d'autres cieux, loin de la vie réelle de leur société alors qu'ils sont censés être «les savants de la société». C'est pour cette raison qu'ils n'ont pas pu prévoir qu'un phénomène politique (vivification du sentiment national) peut être engendré par un phénomène sportif (un match de football).
Notre but dans cet article est de montrer, d'un côté, qu'il n'y a pas lieu de s'étonner de ce phénomène de masse et, d'un autre côté, examiner quelques idées qu'on se fait de la sociologie et des sociologues.
Sport et politique
Il ne faut pas s'étonner d'abord des liens entre sport et politique. Les affinités entre ces deux champs se trouvent même sur le plan linguistique. Par exemple, en langue arabe le sport (riyâdha) est dérivé du verbe (râdha) qui veut dire entraîner doucement afin de dresser et de bien orienter. Quant à la politique (siyâssa), elle est dérivée du verbe (sâssa) qui veut dire superviser et prendre en charge avec sagesse et modération pour le bien commun. Les deux termes appartiennent donc au champ sémantique de sagesse, de modération, d'éducation et du bien [1].
Mais les affinités entre sport et politique sont plus concrètes. Ainsi Michel Bouet, éminent chercheur du sport, les présente dans les trois niveaux suivants :
Au niveau local, c'est-à-dire au niveau de la gestion des clubs sportifs et des fédérations nationales, nous constatons la formation des clans et des tendances, des oppositions, des conflits ; autant de phénomènes d'allure politique qui se rattachent à des enjeux de pouvoir et d'autorité dans le champ sportif.
Mais ces enjeux débordent ce champ pour atteindre le champ politique, au sens restreint et au sens large du terme. Au sens restreint, les partis politiques s'intéressent à la question sportive dans le but - et ce n'est pas des moindres - de garantir une part de l'électorat, notamment la jeunesse. Au sens large, le sport devient une «affaire d'Etat» dans la mesure où il participe à améliorer la santé publique des citoyens, et donc garantir d'éventuels soldats pour la nation; à maintenir l'ordre public en maîtrisant et canalisant l'agressivité des individus ; à renforcer la cohésion nationale, surtout si le pays est constitué de composantes ethniques ou culturelles multiples. Toutes ces données liées au sport sont importantes pour l'élite au pouvoir si elle veut renforcer son autorité.
Enfin, du fait que «les succès sportifs d'une nation sont interprétés comme des témoignages de santé, de force, de courage par les autres pays» comme l'écrit M. Bouet, le sport ne peut être absent de la scène politique internationale, pour le pire comme pour le meilleur [2].
Comment s'étonner donc de ce qui s'est passé entre l'Algérie et l'Egypte à cause du match de qualification au Mondial : dans les deux pays, les dirigeants du secteur du football avaient leurs problèmes internes et les critiques sinon les opposants embusquaient déjà au virage, les deux élites au pouvoir mettaient le match dans leur agenda pour la mise en valeur politique de la victoire sportive, et finalement le courage (!) des deux nations était mis à l'épreuve - pour l'ironie de l'histoire - sur un match de football. Les actions et réactions autour de ce match se trouvent donc compréhensibles dans ces conditions, même en contradiction flagrante avec les sens premiers de (riyâdha) et (siyâssa).
La querelle des sociologues
Il ne faut pas s'étonner aussi de l'incapacité des sociologues algériens de pouvoir prédire un phénomène d'une telle ampleur. La prédictibilité des phénomènes sociaux est un vieux thème de divergence entre les sociologues et ceci d'après leur vision de la science sociale et de son objet d'étude :
Les uns croyaient en la possibilité de découvrir des lois régissant les phénomènes sociaux parce qu'ils sont le produit de structures plus ou moins stables et partant il y a une possibilité de les prédire si leur étude était bien menée. Le modèle épistémologique ici est celui de la science naturelle, particulièrement la physique newtonienne.
Les autres, par contre, ne croyaient pas à cette possibilité parce qu'ils considéraient le phénomène social comme unique, singulier ou original, trouvant sa racine dans la volonté et la rationalité de l'individu ; et tout ce qu'on peut faire à son égard est de le décrire et de comprendre sa signification, de l'intérieur si c'est possible. Le modèle épistémologique de référence ici est la science historique.
Nous pouvons dire que toute l'histoire de la sociologie comme discipline scientifique est un ensemble de tentatives de raffinement de ces deux tendances avec de nouvelles terminologies et de nouveaux outils, et de tentatives d'union plus ou moins solide entre ces deux tendances, ne serait-ce que par la magie des mots.
Alors, si on accuse les sociologues algériens de ne pas 0pouvoir prédire ce mouvement de masse lié au match de football, c'est qu'on a adopté une conception physique pure et dure de la science sociale, conception dépassée désormais car on fait actuellement plus de place à l'imprévisible.
Les cinq groupes de sociologues algériens
Mais de quels sociologues on parle ? Parce que, comme l'avait dit Pierre Bourdieu à propos de la jeunesse [3], le terme «sociologue» n'est qu'un mot, c'est-à-dire derrière ce mot il y a des réalités différentes. Ainsi on peut distinguer cinq groupes de sociologues algériens :
Les pionniers
Ce sont les sociologues qui ont eu leur formation dans les années 1960 et 1970 à l'Ecole Normale Supérieure et aux Facultés des sciences sociales des Universités d'Alger et d'Oran. Ces pionniers étaient en contact direct avec l'ambiance intellectuelle - critique - de l'époque par l'intermédiaire des coopérants français. Ils étaient familiarisés avec les grands courants des sciences humaines : marxisme, structuralisme, psychanalyse, mais aussi - et surtout peut-être - avec la philosophie, notamment l'épistémologie. Ils étaient aussi familiarisés avec la tradition rationnelle de la pensée arabo-musulmane, d'Ibn Khaldoun en premier lieu. Ces pionniers forment ce qu'on peut appeler la première école algérienne de sociologie. Nous pouvons citer comme membres de cette école, pour mémoire, les re grettés Ammar Bellahcène, Mhammed Boukhobza, Saïd Chikhi et Djilali Liabès.
Les artisans intellectuels
Selon le sociologue américain Wright Mills, l'artisan intellectuel est celui qui forge sa propre méthode de travail, produit sa propre théorie et qui traite les problèmes fondamentaux de l'homme et de la société [4]. Dans notre cas, les sociologues-artisans intellectuels sont ceux qui n'appartiennent pas à la génération des pionniers, que la définition de W. Mills ne s'applique pas sur eux parfaitement, mais qui ont une maîtrise de la méthodologie et de la théorie sociologiques et une grande conscience des problèmes fondamentaux de l'homme en société, le tout cadré par un esprit critique et une vigilance épistémologique. Ces sociologues-artisans intellectuels ont eu leur formation aussi bien aux universités algériennes qu'aux universités étrangères.
Les techniciens d'enquêtes et les ingénieurs sociaux
Contrairement aux artisans intellectuels, ces techniciens et ingénieurs sociaux ont une vision mutilée de la pratique sociologique : d'abord, ils ne font pas une distinction entre problème sociologique et problème social, ce dernier est le seul pensable pour eux. Ensuite, ils réduisent la méthodologie aux techniques d'enquête et d'analyse de données : ils ne jurent que par «l'opérationnalisation», «les indicateurs», «le questionnaire», «l'échantillonnage», «le dépouillement», «le tri à plat» et «le tri croisé». Enfin, la théorie sociologique pour eux est synonyme de «métaphysique» car la seule théorie valable à leurs yeux est «l'utilitarisme» : est sociologique ce qui est utile, le reste étant pure perte d'efforts, de temps et d'argent.
Les «sociolocrates»
Ce nom hybride désigne le caractère hybride de l'identité professionnelle de ceux qui ont une conception bureaucratique de la sociologie. Ils ont, d'un côté, une connaissance plus ou moins claire de l'histoire de la sociologie, de ses champs, ses théories et ses méthodes. Mais, d'un autre côté, cette connaissance n'est pas valorisée pour produire un savoir sociologique sur la société, elle est utilisée pour «faire marcher» les institutions où ils travaillent. L'esprit bureaucratique l'emporte sur l'esprit sociologique, dans l'hypothèse que ce dernier existe, car, pour les sociolocrates, c'est la survie de l'institution qui importe et non la survie de la sociologie.
Les sociologues majoritaires
Ces personnes n'ont l'appellation de sociologues que par convention de langage puisqu'ils sont totalement déconnectés de la tradition sociologique, mais par «une main invisible» ils se trouvaient dans ce champ disciplinaire. Les notions de base de sociologie telles que problématique, méthode et théorie sont vides de sens pour eux ; par contre, ils peuvent faire preuve d'une compétence oratoire extraordinaire. Enfin, si les pionniers et les artisans intellectuels se caractérisent par un esprit critique, les techniciens et ingénieurs sociaux par un esprit utilitariste, les sociolocrates par un esprit bureaucratique, les sociologues «majoritaires» - selon le terme heureux du sociologue Djamel Guerid - se caractérisent par un esprit rentier et mercantile : leur relation à la sociologie est mesurée à l'étalon profit et privilèges des postes qu'elle offre sur le marché de travail.
Donc, lorsqu'on pose la question «où sont les sociologues algériens ?», il faut préciser de quel groupe de sociologues s'agit-il : cette question n'a de signification que pour les pionniers et les artisans intellectuels ; elle ne concerne pas les techniciens d'enquêtes, ingénieurs sociaux et sociolocrates ; et elle est absurde pour les sociologues majoritaires.
A propos des enquêtes de terrain
Les sociologues algériens, dit-on, n'ont pas prévu les phénomènes liés au match Algérie-Egypte parce qu'ils étaient loin de la vie réelle de la société, parce qu'ils «ne faisaient pas assez d'enquêtes de terrain».
Aucun sociologue digne de ce nom ne conteste l'importance de l'enquête de terrain parce qu'elle est une pratique essentielle de son métier. Il est intéressant de signaler ici l'accord sur ce point au-delà des idéologies : pour les radicaux, le slogan de Mao Tsé-toung sonne encore : «Pas d'enquête, pas de droit à la parole !» [5]. Pour les libéraux, le rapport du sociologue américain Paul Lazarsfeld à l'UNESCO en 1970 reste le plaidoyer de référence pour l'apport des enquêtes de terrain à la sociologie générale[6].
Par contre, ce qui est contestable, voire condamnable, c'est «l'impérialisme des enquêtes», c'est l'industrialisation de la sociologie et l'application du taylorisme à la recherche sociologique, c'est-à-dire l'émiettement des tâches de l'enquête et la transformation du sociologue en ouvrier exécutant une seule tâche à la fois, sans savoir ni la conception de départ de la recherche ni la finalité du produit fini. L'enquête de terrain devient ainsi une productrice d'aliénation au lieu d'être un guide de compréhension et d'illumination.
Cela dit, nous rappelons trois propositions fondamentales de trois sociologues quant au statut des enquêtes de terrain dans la pratique sociologique :
«La sociologie n'est pas une science des urgences sociales»
«Pourquoi les chercheurs, de cru particulièrement, se détournent-ils de la conjoncture si chaude et qu'appelle des explications ou des analyses de l'intérieur ? ». A cette question, on ne peut trouver mieux que la réponse du sociologue Mohamed Brahim Salhi : «D'abord, il ne nous semble pas, et c'est une évidence d'ailleurs, que le chercheur soit tenu dans des moments particuliers de se faire le chroniqueur des événements qui se déroulent sous ses yeux. Ensuite, il convient de s'avouer que dans ces conjonctures les attentes d'explications peuvent induire une sorte de ‘'science des urgences sociales'' qui aurait pour vertu de domestiquer ce qui est inconnu, inédit, et sans doute aussi d'accentuer telle ou telle idée en circulation (...). Enfin, la construction d'un objet [d'étude] rassemble à notre avis plus au jeu de puzzle où par un patient tâtonnement le joueur identifie et rassemble une à une les pièces pour dessiner la figure» [7].
«Pas de théorie, pas de droit à l'enquête»
Il y a quatre-vingt-dix ans, le sociologue et philosophe hongrois Georg Lukàcs condamnait l'empirisme en ces termes : «L'empirisme borné conteste (...) que les faits deviennent à proprement parler des faits qu'à travers une (...) élaboration méthodologique - différente suivant le but de la connaissance. Il croit pouvoir trouver dans toute donnée, dans tout chiffre statistique, dans tout fait brut de la vie économique [et sociale], un fait important pour lui. Il ne voit pas que la plus simple énumération de ‘'fait'', la juxtaposition la plus dénudée de commentaire est déjà une ‘'interprétation'', qu'à ce niveau déjà les faits sont saisis à partir d'une théorie, d'une méthode, qu'ils sont abstraits du contexte de la vie dans lequel ils se trouvaient originairement et introduits dans le contexte d'une théorie»[8].
«Le changement social est le laboratoire du sociologue»
Répondant à la critique de l'anthropologue américain A. L. Kröber que la sociologie française «répugne à s'engager réellement dans les recherches de terrain», Jean Duvignaud écrivait : «(...) On constate aisément que tous les sociologues, à quelque degré que ce soit, ont participé à des expériences sociales d'intensité très forte : les situations historiques dans lesquelles ils se trouvaient impliqués en tant qu'intellectuels, responsables des explications qu'ils proposent» [9].
Duvignaud donnait plusieurs cas illustratifs, par exemple : Karl Marx et les révolutions de 1830 et 1848 ; Emile Durkheim et la guerre de 1870, l'affaire Dreyfus et les problèmes de la 3ème République ; les sociologues américains et la crise de 1929 ainsi que les problèmes des minorités ; Georges Balandier et Jaque Berque et les nations du Tiers-monde. Et le sociologue français concluait ainsi : «On devrait dire que le terrain d'expérimentation du sociologue se mesure au degré de participation de ce dernier à la crise que traverse une société ou une civilisation, c'est-à-dire au changement qui affecte les sociétés historiques dans lesquelles il se trouve plongé» [10].
Le sport du sociologue
Cet article est une autre confirmation de la proposition de Jean Duvignaud : il est né d'une expérience historique particulière, celle du match de qualification au Mondial entre l'Algérie et l'Egypte. Ce qui s'est passé autour de ce match, surtout la mobilisation autour des symboles nationaux, nous incite à réfléchir davantage sur le changement social et les identités sociales en Algérie contemporaine. Tout un champ d'investigation qui nécessite plus de travail.
Mais ce travail lui-même nécessite une auto-critique et une auto-évaluation de la part des sociologues. L'héritage de la première école algérienne de sociologie, celle des pionniers, doit être préservé et transmis aux nouvelles générations car il constitue le lien avec la tradition sociologique classique et partant constitut le fond de l'identité professionnelle du futur sociologue algérien.
Cela nécessite aussi de combattre toutes les maladies de la sociologie parce que l'avenir de cette discipline en dépend. Il faut combattre sans merci la conception physicaliste de la sociologie, l'impérialisme des enquêtes, la transformation de la sociologie en science d'urgences sociales, l'esprit utilitariste des techniciens d'enquêtes et des ingénieurs sociaux, l'esprit bureaucratique des sociolocrates, l'esprit rentier et mercantile des sociologues majoritaires. En d'autres termes, il faut former des artisans intellectuels, des combattants de l'esprit critique pour affronter les pharaons sociaux de tous poils, comme les combattants du Sahara ont affronté les pharaons du Nil. Pierre Bourdieu ne disait-il pas que «la sociologie est un sport de combat»?
Notes :
[1] El-Moundjid, Dâr El-Machereq, Bayreuth, 25ème ed., 1970, p. 287 et p. 362.
[2] Michel Bouet, Signification du sport (1968), l'Harmattan, Paris, 1995, pp. 575-585.
[3] Pierre Bourdieu, «La ‘'jeunesse'' n'est qu'un mot», in Questions de sociologie (1984), Cérès ed., Tunis, 1993, p.143.
[4] Wright Mills, L'imagination sociologique, Maspero, Paris, 1967, Annexe : Le métier d'intellectuel.
[5] Mao Tsé-toung, «Contre le culte du livre» (1930), in Ecris choisis, tome 1, Maspero, Paris, 1973, pp. 59-68.
[6] Paul Lazarsfeld, Qu'est-ce que la sociologie ?, Gallimard, Paris, 1970, pp. 15-42.
[7] Mohamed Brahim Salhi, «Eléments pour une réflexion sur les styles religieux dans l'Algérie d'aujourd'hui», in revue Insaniyat, n° 11, Mai-Août 2000, pp. 43-44.
[8] Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Minuit, Paris, 1960, p. 22.
[9] Jean Duvignaud, Introduction à la sociologie, Gallimard, Paris, 1966, pp. 25-26.
[10] Ibid., p. 30.
*Chercheur en sociologie, Oran


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