La charte que propose que le gouvernement québécois est-elle justifiée ? Y a-t-il vraiment une crise des accommodements ? À mon avis, le gouvernement du Parti québécois n'a nullement fait la démonstration d'un quelconque «problème» de société qui soit de nature à justifier une telle mesure. Cela dit, il est clair pour moi qu'une réflexion en vue de l'élaboration d'un régime de laïcité québécoise est importante. Je suis sensible à un modèle qui tient compte des particularités de notre histoire québécoise, mais aussi du pluralisme avec lequel nous devons composer de plus en plus. Mais je fais le pari d'une laïcité qui soit autre chose que la répétition d'une certaine vision présente dans d'autres sociétés, dont la société française. J'opte pour une laïcité qui doit être précisée au cœur du champ politique et par des débats collectifs qui accueillent une conception plus conflictuelle et agonistique de la délibération démocratique en vue de réfléchir à un projet de société résolument émancipateur. Je suis ici avec grand intérêt les enseignements des philosophes comme Chantal Mouffe et Wendy Brown que je recommande à votre lectorat. En somme, une laïcité qui s'inscrit dans une histoire et une trajectoire sociale propres au Québec, mais qui vise tout autant le renforcement d'une société juste et égalitaire pour aujourd'hui et qui soit attentive aux enjeux d'exclusion. Le processus de séparation de l'État et de la religion qu'est la laïcité ne constitue pas une fin en soi, mais vise deux finalités : l'égalité des citoyens (ou la non-discrimination) et la liberté de conscience. Je recommande la lecture minutieuse du livre La laïcité falsifiée de l'historien Jean Baubérot pour saisir le virage néoconsevateur et le changement de cible du discours laïciste actuel. Oui, il s'agit d'une manœuvre électoraliste. Mais faut-il en être surpris ? Un passage d'un texte collectif récent auquel j'ai ajouté ma signature résume ma pensée sur ce point : « ayant abandonné toute perspective de justice sociale au nom du conservatisme fiscal, toute vision écologiste au nom de l'économisme à courte vue et tout projet national émancipateur, ce gouvernement à la dérive n'a plus que la carte identitaire à jouer pour déjouer ses adversaires encore plus à droite et si possible diviser la gauche au nom de la laïcité ». La charte des valeurs semble avoir libéré le discours islamophobe au Québec. Êtes-vous du même avis ? La prise de position(1) du Centre justice et foi soulignait justement que le débat actuel est bien mal engagé, «parce qu'il entremêle une série d'enjeux qui renvoient à des considérations diverses : liberté de conscience et de religion, principe de l'égalité homme-femme, neutralité de l'État, rapport entre minorités et majorité, place du religieux dans l'espace public, patrimoine historique et culturel, valeurs et identité nationales». Notre texte ajoutait «que le projet de charte repose sur une fausse prémisse : celle qu'il y ait des « valeurs » typiquement québécoises et, dès lors, qu'il soit possible de légiférer sur celles-ci». La voie que prend le gouvernement contribue à l'exacerbation de différences réelles ou présumées. Elle caricature nos concitoyennes et concitoyens et les enferme, souvent de force, à ces «minorités» sur le dos desquelles on souhaite édifier une communauté nationale défensive. Du reste, cette démarche nourrit le fantasme d'une conception non conflictuelle du groupe majoritaire francophone. Pour répondre à votre question, il faut dire que le phénomène de l'islamophobie est dénoncé et documenté depuis longtemps au plan international, et particulièrement en Europe. L'ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur le racisme, Doudou Diène disait déjà en 2009 que « l'islamophobie comme haine et lecture ethnique de l'islam, assimilation essentialiste d'une religion à la violence et au terrorisme et opposition à sa visibilité et à ses signes culturels, est désormais une réalité indéniable, mesurée par l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le rapport d'Amnistie internationale sur l'islamophobie en Europe 2012 s'inquiète par ailleurs de la multiplication des discriminations envers les musulmans en Europe. Même si il est moins documenté, on assiste aussi au Québec, comme dans beaucoup de pays occidentaux, au développement d'un sentiment de peur et des attitudes discriminatoires envers les personnes de confession musulmane, toutes origines confondues et même envers les personnes dont on ne fait que présumer de l'appartenance à la religion musulmane. Ceci s'exprime de différentes façons, notamment par la discrimination au niveau du travail, cela a été documenté en mai 2012 par le biais d'un «testing» mené par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec à travers la recherche Mesurer la discrimination à l'embauche subie par les minorités racisées. Ce discours islamophobe s'exprime aussi par la volonté d'expurger l'espace public des signes apparentés à l'islam, ainsi que la diffusion d'images stéréotypées négatives envers les musulmans. On assiste même au Québec à des agressions physiques. Fait nouveau et inquiétant. Lors d'une journée d'étude organisée en mars dernier par le Centre justice et foi sur la thématique de l'islamophobie, ma collègue Élisabeth Garant rappelait courageusement, en ouverture de la journée, «qu'il nous faudra probablement accepter de faire d'abord un travail de déconstruction de nos façons d'aborder ces réalités et questionner un certain occidentalocentrisme. Il nous semble important de réinterroger un certain nombre de présupposés qui appartiennent à notre univers culturel, philosophique et politique en vue de les mettre en dialogue avec d'autres visions humaines, culturelles ou spirituelles. Nous serons ainsi invités à être plus conscients des modes d'exclusion qu'induisent certaines décisions juridiques, sociales et politiques». Cela dit, il est clair que nous ne voulons pas ici assimiler toute critique du fondamentalisme musulman à de l'islamophobie. La lutte au fondamentalisme religieux nous préoccupe à un très haut point. Mais les fondamentalismes et les sources d'aliénation et de fétichisation sont nombreuses dans nos sociétés capitalistes avancées fondées sur le culte de la performance et du tout à la marchandisation. Sur quoi se fonde votre lutte contre l'islamophobie? Nous la menons dans un souci de justice sociale et d'égale liberté. Mais nous faisons cela pour la vitalité démocratique de notre société et pour donner tout son sens à l'idée d'une citoyenneté commune. Car comme le souligne le philosophe Étienne Balibar dans l'entrevue qu'il a accordée à la revue Relations dans son numéro de mars 2013 : « Le développement du racisme sous ses diverses formes est inversement proportionnel à la vitalité de la citoyenneté démocratique ». Car celle-ci repose sur la capacité de permettre à toutes et tous de participer activement à la vie collective, de faire « une lutte politique pour transformer les structures qui produisent les conditions du racisme », de permettre à cette diversité qui nous constitue de devenir la substance d'une reconstruction de la citoyenneté. Le travail que fait le secteur Vivre ensemble que je coordonne se fonde sur ce présupposé égalitaire en vue de poser les bases d'une citoyenneté active et élargie. Il faudrait ajouter ici que l'immigré fonctionne comme un excellent révélateur de l'inconscient social en permettant d'interroger la force coercitive de la structure étatique dans laquelle il s'insère. La vertu politique et analytique de l'immigré et de l'immigration est qu'ils nous obligent à ré-historiciser les rapports sociaux et « les données naturelles » comme l'État, le territoire ou la nation. Ce qui intéresse l'analyste du phénomène migratoire, ce n'est pas seulement l'étranger en tant que tel mais aussi la société. C'est quoi l'intégration citoyenne pour vous ? Je dirais, en schématisant, que je ne souscris pas à une vision de l'intégration qui soit un autre nom pour l'assimilation. J'opte pour un modèle qui s'attarde aux mécanismes produisant de l'exclusion. Mais être intégré, et se sentir du pays c'est sans doute faire partie de la culture vécue. Et être partie prenante des réseaux de socialisation. Mais tout cela demande d'infléchir les ressorts qui produisent toutes sortes de violences symboliques. Je crois à une vision du vivre-ensemble qui pose l'importance d'élargir les espaces de participation aux migrants. Dans ce débat sur l'intégration, ainsi que celui sur la laïcité, je crains les écueils d'une conception visant à policer et aseptiser le potentiel politique et la part de dissensus que recouvre une conception plus active de la citoyenneté et du débat démocratique. Comment arriver à dénoncer l'islamophobie sans jouer le jeu des islamistes et dénoncer l'islamisme comme projet politique sans tomber dans l'islamophobie ? C'est une question qui me tenaille. Et elle est capitale. Pour moi, il est important de ne pas laisser le discours anti islamophobie entre les mains des courants les plus rétrogrades qui existent parmi nos concitoyens de confession musulmane. Il faut faire ce travail en nous solidarisant avec les personnes et les groupes, notamment parmi les croyants de cette tradition, qui font un travail de relecture critique de la tradition musulmane en vue d'infléchir les visions patriarcales et inégalitaires envers les femmes mais aussi les minorités. Des courants émancipateurs œuvrant pour la justice sociale existent au sein de cette tradition, bien qu'ils demeurent à consolider. Cela dit, il ne faut pas accréditer les visions qui essaient d'assimiler tout conservatisme à un danger ou une menace potentielle. Il faut se méfier des discours qui amalgament islamité et intégrisme. J'ajouterai même que les personnes n'ont pas à partager nos idées pour que l'on s'insurge contre le racisme qu'elles peuvent subir. D'ailleurs, tous les discours anti religieux ne sont pas nécessairement émancipateurs. Mon propos ne nie pas qu'il puisse exister des comportements problématiques associés à cette tradition. Toute critique raisonnée et argumentée de certains dogmes ou autres aspects critiquables associés à la tradition musulmane n'est pas islamophobe. Elle est même impérative. Bien des fondamentalistes entretiennent le flou ici. La question de fond est pour moi celle du processus de réduction de l'«autre» à une essence religieuse, ainsi que les traitements différentiels imposés à ces personnes. Il importe ici de distinguer la portée analytique du concept d'islamophobie et l'usage pratique que peuvent en faire certains groupes à des fins politiques. Cela, j'en conviens, n'est pas chose simple. Au-delà de ces considérations, je note qu'une nouvelle donne s'ouvre. L'islam et les personnes musulmanes sont confrontés à une phase inédite de leur histoire : vivre leur foi en contexte occidental minoritaire. Les musulmans n'ont pas, dans la majorité des pays d'origine, l'expérience d'une sphère publique autonome et délibérative fondée sur la norme démocratique. La découverte de celle-ci se fera en contexte d'immigration pour bon nombre d'entre eux. De plus, tout ce débat sur l'islam et plus généralement sur le religieux nous oblige aussi à sortir des réflexes primaires à l'égard du religieux et à interroger à nouveaux frais notamment les notions d'émancipation et de sécularisme. J'opte pour un regard postcolonial qui interroge les présupposés normatifs des visions libérales sur la laïcité. Je lis avec un grand intérêt les écrits d'une anthropologue comme Saba Mahmood et d'une historienne comme Joan Scott qui nous font découvrir un féminisme nourri des théories du genre et du postcolonialisme. Cela permet de comprendre de façon plus affinée les mutations contemporaines du religieux. En plus de nous introduire à des points de vue qui considèrent nos catégories d'analyse comme contextualisées, contestées, contingentes et qui s'intéressent aux conflits et contradictions des systèmes de discours, ainsi qu'aux significations multiples qu'ils déploient. En somme, la lutte à l'islamophobie, comme la lutte au racisme, ne peut pas passer par une simple prédication humaniste, qu'importe ses assises idéologiques. Je cite encore Étienne Balibar : «il faut une lutte politique pour transformer les structures qui produisent les conditions du racisme et s'en servent pour leur propre reproduction – qu'il s'agisse du capitalisme, du nationalisme, de l'impérialisme et de leurs derniers avatars. En ce sens, la lutte antiraciste ne suppose pas d'avoir constamment le mot racisme à la bouche; elle est une lutte pour la protection sociale, pour l'égalité des droits, pour l'éducation, pour la tolérance morale et religieuse». Ce combat les islamistes ne le porte pas, que ce soit ici ou dans les pays où l'islam est la religion majoritaire. Après la droite décomplexée, voilà l'islamophobie décomplexée ? Cela est vrai. Mais dire cela doit obliger la gauche ou les forces de la résistance à une grande interrogation. J'ai peur que ce débat soit bien plus profond. Même la gauche cède à la tentation islamophobe. Au fond, ce que j'appelle la gauche de gouvernement est incapable de proposer des alternatives au néolibéralisme ambiant. Le sentiment anti étranger et les visions migratoires anxiogènes que distillent les élites visent à contenir la révolte sociale, car elles savent bien que le discours anti immigration est largement une réaction ou un exutoire au capitalisme transnationalisé. Le philosophe Enzo Traverso a bien compris que même l'extrême droite «défascisée» ou la droite néoconservatrice agitent un discours populiste qui ne défend plus la race mais la culture. Le concept de populisme est, j'en conviens, ambigu. Il doit même être rejeté quand il est brandi pour affirmer le mépris élitiste du milieu populaire. Reste que les percées de ces courants de pensée sont notoires partout en Occident, terme tout aussi ambigu que celui d'Orient. Le populisme de droite – Ernesto Laclau nous l'explique bien – s'alimente du désarroi d'un peuple qui a été abandonné par la gauche, dont la tâche devrait être celle de l'organiser et le représenter. Mais plus encore, ce sentiment islamophobe est aussi à situer dans un contexte mondial de basculement géopolitique où l'hégémonie des États occidentaux qui prévaut depuis le 15e siècle s'érode. Après avoir dominé le monde, le bloc des pays dominants de l'OTAN et de l'OCDE distille une idéologie d'encerclement et de sauvegarde de l'héritage occidental. Cette stratégie d'une over class qui tient à ses privilèges nourrit un sentiment d'angoisse qui se trouve notamment personnalisé dans la figure archétypale musulmane. Ailleurs, l'ennemi intérieur, pour parler comme Mathieu Rigouste, est dépeint comme Rom, réfugié, «étranger illégal» et autre «abuseur de notre hospitalité» etc. Cet espèce de populisme de droite et élitiste joue sur ce sentiment de peur pour produire une alliance inédite entre conservateurs et progressistes au nom de la défense du peuple agressé. Mais tout cela est un leurre. Que vise plus précisément ce genre de discours hostile à l'immigration? La fabrication entretenue par les États et les élites intellectuelles d'un désir de sécurité et de fermetures des frontières sont rendues plus insistantes par l'ordre économique mondial. Notre régime migratoire cherche surtout des migrants hautement qualifiés ou des travailleurs temporaires corvéables et jetables au gré des désidératas patronaux et affairistes. Cela dit, nos États sont de moins en moins capables de contrecarrer les effets destructeurs de la libre circulation des capitaux sur les communautés dont ils ont la charge. Ils en sont d'autant moins capables qu'ils n'en ont aucunement le désir. Ils se rabattent alors sur ce qui est en leur pouvoir, la circulation des personnes. Ils prennent comme objet spécifique le contrôle de cette autre circulation et comme objectif la sécurité des «nationaux» menacés par ces migrants, c'est-à-dire plus précisément la production et la gestion du sentiment d'insécurité. C'est ce contrôle qui devient de plus en plus leur raison d'être et le moyen de leur légitimation. De là un usage de la loi qui remplit deux fonctions essentielles : une fonction idéologique qui est de donner constamment figure au sujet qui menace la sécurité; et une fonction pratique qui est de réaménager continuellement la frontière entre le dedans et le dehors, de créer constamment des identités flottantes, susceptibles de faire tomber dehors ceux qui étaient ‘'dedans''. Comment analysez-vous les discours en faveur de la charte issus des Québécois originaires du Maghreb ? À mon sens, il faut situer le discours des Québécois originaires du Maghreb dans son contexte, c'est-à-dire dans une problématique propre à la société québécoise. Une sociologue québécoise que votre lectorat gagnerait à connaitre, Leïla Benhadjoudja, souligne que la communauté maghrébine – si réellement elle existe – est plurielle, multiple et dynamique. Elle ajoute, «maghrébiniser » les discours de certains citoyens peut contribuer à marginaliser leur parole. Cette appellation peut induire une forme de hiérarchisation des discours citoyens, entre les « natifs » et les « autres. Ici, les travaux de la géographe Bochra Manaï sur les Québécois originaires du Maghreb sont à recommander. J'ajouterai que les discours favorables à la charte de ces personnes partagent une conception réduite de la laïcité. Mais ils sont de différents ordres : certains partagent une vision dite à la française de la laïcité, d'autres tentent d'échapper aux stigmates et de ne pas déplaire en adoptant et en surenchérissant la vision d'une partie du groupe majoritaire peu sensible au pluralisme. J'observe ici une sorte de ruse des dominés qui opèrent une stratégie de distinction pour mieux «cheminer» dans la société. Mais il ne faut pas oublier que la distinction reste une forme de violence symbolique et de classe euphémisée. Un dernier point. Je vis au Québec depuis près de trente ans. Je peux vous dire que certaines figurent médiatiques originaires du Maghreb tiennent un discours très partial et partiel sur la crise algérienne, notamment ce que l'on appelle la décennie noire. L'attention légitime que nous portons à la menace que représente le fondamentalisme islamiste ne nous permet pas de voir que le revers de cette crainte aura souvent été un soutien apporté aux régimes les plus mafieux. Le cas de l'Algérie est exemplaire. Sur ce pays, la question suivante me semble importante à relever : comment oublier qu'au plus fort des violences meurtrières qui sévirent en Algérie dans les années 1990, et que l'on attribuait aux seuls islamistes, ce sont aussi de nombreuses personnalités se disant pour la laïcité et les droits des femmes qui refusèrent les multiples demandes en vue d'établir une commission d'enquête indépendante pour faire la lumière sur les violences? Pourquoi des figures dites intellectuelles si convaincues de la seule responsabilité des islamistes dans les violences meurtrières refusaient-elles une enquête qui aurait confirmé leurs allégations? D'autant plus que des personnalités de l'opposition algérienne que l'on ne peut soupçonner de complaisance envers les partis islamistes ont plaidé pour cette commission d'enquête. Je pense notamment à la journaliste et militante féministe Salima Ghezali, lauréate en 1997 du prix Sakharov des droits de l'homme du Parlement européen.