Mustapha CHERIF (*) // Des pays européens, comme la France, régressent sur le plan démocratique. L'extrême droite déborde et les surenchères populistes sur le terrain de la xénophobie suscitent le racisme antimusulman. Le droit à la différence est nié sous couvert de défense de la laïcité instrumentalisée, devenue une idéologie sectaire: le laïcisme. Alors que les autres cultes sont plutôt indépendants, autre reflet de la politique du deux poids, deux mesures, un discours tendancieux, néocolonial, depuis des années s'ingère et prétend concocter un «Islam de France». Soyons clairs: c'est une hérésie, un contresens et un enfermement. L'Islam est un. Il n'y a qu'un seul Islam, universel, valable en tout temps et tous lieux. Ce sont les rapports humains à la référence fondatrice qui sont multiples et évolutifs. Sous prétexte de laïcisation et de modernisation, les ingérences indécentes et délibérées se font pressantes dans les affaires internes et sacrées du culte musulman. Pourtant, le respect de l'égalité des individus et la protection de la liberté de culte sont parmi les finalités de la laïcité. La tentation de faire du laïcisme l'équivalent séculier de la religion et une arme contre les musulmans est une absurdité choquante. Cela est illustré avec la loi d'interdiction du port du voile à l'école et des procès récurrents contre la religion musulmane. Cette version de la laïcité n'adopte pas une position de neutralité et de respect de toutes les convictions. Elle discrimine sciemment la communauté musulmane. La Laïcité transformée en laïcisme devient un paravent pour banaliser l'agressivité d'un régime contre les musulmans. Depuis longtemps, je tente de sonner l'alerte. Ma rencontre avec le pape Benoît XVI en 2006, s'inscrivait dans cet horizon. Il y a une année, dans un de mes articles, je posais la question: en Europe «Les années 1930 sont-elles devant nous?». Depuis, la menace se fait probante. Il n'y a encore ni pogroms, ni rafles, ni camp d'internement, mais l'emballement est plus que grave. Les prétendus débats sur l'Islam, subterfuges politiciens ignobles et électoralistes, qui agitent le chiffon rouge de «l'islamisation rampante» mèneront à des lendemains sombres. Rappelons-nous les drames à la fin du XXe siècle à Srebrenica et à Sarajevo, au coeur de l'Europe. Des courants politiques, comme en France, nourris par le néocolonialisme, le sionisme, sur le terrain de l'extrême-droite, tentent de construire de manière odieuse leur base électorale contre le musulman. Tous les hommes de bonne volonté, avec la plus grande fermeté, doivent s'opposer à cette dérive monstrueuse qui érige l'islamophobie en politique officielle et suscite des fractures dangereuses. Discours délirants La question de la diversité religieuse et culturelle est un défi pour les sociétés contemporaines. La manipulation en cours en Europe, notamment en France, du thème de l'Islam au sujet de la prétendue incompatibilité du troisième rameau monothéiste avec le système de valeurs modernes est un mensonge et une faute, pour faire diversion. Pour masquer des échecs politiques, économiques, culturels, il est devenu banal de se déclarer islamophobe, porté par la propagande du bouc émissaire. C'est un prolongement de l'antisémitisme. Cette posture abjecte, nourrie par les préjugés et la désinformation, dérive vers le rejet de l'Islam, du droit à la différence et des principes démocratiques. La question de la laïcité ne concerne pas que les citoyens de confession musulmane ou les immigrés, mais toute la société, car elle a trait à l'équité et à l'égalité dans la Cité. Les musulmans sont discriminés, demain ce sera le tour d'autres catégories sociales. Des phénomènes marginaux sont amplifiés pour servir de prétexte à l'amalgame et dicter une conception sectaire et raciste du monde, qui contredit les convictions d'une partie des citoyens. Les xénophobes et courants dogmatiques du laïcisme, opposés aux musulmans, considèrent, sans preuve, que la laïcité «ouverte» contredit leur version. Ils éludent le fait que la laïcité n'est point monolithique, ses principes peuvent entrer en conflit, tels comment concilier la neutralité des institutions et le respect de la liberté religieuse? D'autant qu'il y a des régimes laïcs pluriels, qui se conjuguent sous des formes différentes. Une laïcité rigide et dogmatique, restreint le droit à la liberté de conscience et de culte et vise l'inadmissible ingérence. Une laïcité ouverte et positive permet le respect de la liberté de religion et favorise celui de la diversité, la cohésion sociale et le vivre-ensemble. L'exigence de neutralité, que préconisent les principes de la laïcité, s'adresse aux institutions et non pas aux individus. Dans le contexte de la crise économique, du laïcisme, de la montée de la xénophobie et du sionisme, alors que la laïcité garantit l'égalité en droit des options spirituelles, est contesté le droit pour les musulmans de vivre ouvertement et collectivement leur foi, sans porter atteinte à l'ordre public. L'instrumentalisation grossière de la laïcité, la remise en cause de la diversité confessionnelle et la stigmatisation d'une communauté harcelée, rappellent la peste brune. Politiquement et moralement, c'est criminel. Nous assistons à une remise en cause de la démocratie et de la vraie laïcité, pour une laïcité ségrégationniste qui ne vise pas seulement à séparer le religieux et le politique et à maintenir la foi dans la sphère privée, mais à tenter de domestiquer et marginaliser l'Islam, à le rendre inopérant, en reléguant au second plan la protection de la liberté de religion. C'est se tromper lourdement. L'Islam est si haut et si élevé que nul ne peut l'atteindre. Ce qui pose un grave problème concerne les discriminations et atteintes dont seront de plus en plus victimes les citoyens de confession musulmane. L'idolâtrie et le fétichisme du laïcisme et les calculs politiciens électoralistes pitoyables prennent le pas sur le respect de la liberté de conscience, qui est pourtant la finalité principale du principe de laïcité. Il est temps de revenir à l'esprit des Lumières et des valeurs Abrahamiques qui ne cherchent pas à imposer une conception particulière du monde, ni à interdire de manifester ses convictions, mais à distinguer entre les sphères du religieux et du politique et à respecter la liberté de chacun. L'accommodement et l'acceptation de la diversité religieuse sont une question fondamentale, de justice sociale. Du fait que l'opinion publique européenne est attachée à la laïcité et suspicieuse envers les demandes motivées par la croyance religieuse, il faut éduquer à l'acceptation de la diversité pour défendre la laïcité ouverte et faire reculer le racisme. L'heure devrait être au respect des finalités de la laïcité et au refus du débat biaisé de toute ingérence dans le culte. Il est urgent de mettre fin aux interférences dans le culte musulman. Cela est non négociable. La modernité, la laïcité et le vivre-ensemble ne signifient pas la dépersonnalisation, l'oubli des origines et le refoulement des convictions. C'est la démocratie qui est en jeu et la dignité des Hommes. Les causes de l'islamophobie sont anciennes: l'ignorance, les situations de crise et des stratégies de diversion par l'invention d'un bouc émissaire. L'islamophobie n'est malheureusement pas une ruse difficile à mettre en pratique, car l'ethnocentrisme et le racisme antimusulman sont anciens. Aujourd'hui en Europe, des politiciens en période électorale et des médias soumis aux cartels financiers et idéologiques sont des pyromanes. Ils stigmatisent, polémiquent et montent en épingle des incidents isolés qui déforment la réalité des musulmans. Une partie de l'opinion publique, manipulée, désorientée par la perte de valeurs et la crise, prend position en termes de peur, de crispation et d'exclusion. Cependant, des Européens, attachés à la liberté, à la reconnaissance de la diversité, protestent contre le racisme et l'instrumentalisation de la laïcité, recherchent des réponses respectueuses à la fois de la liberté de conscience et du principe de séparation entre l'Etat et les Eglises. Parler de la laïcité, du vivre- ensemble et du droit à la différence nécessite un savoir, du recul et une pédagogie qui font défaut dans des discours dominants. Ce n'est pas seulement au musulman de s'adapter En ce qui concerne la responsabilité des musulmans, il faut qu'ils mettent fin à la passivité et aux compromis douteux. L'heure est à la mobilisation. Les réactions quasi unanimes et courageuses des responsables du culte musulman en France et autres personnalités augurent d'une prise de conscience salutaire. En effet, en alliances avec toutes les forces attachées au droit et à l'équité, l'action citoyenne est incontournable pour dignement s'opposer à la bête immonde. Il y a lieu aussi de continuer à se démarquer des courants ultraminoritaires rigoristes, en montrant que le fondamentalisme est l'anti-Islam et l'antihumanisme. En Europe, l'immense majorité des citoyens musulmans est bien intégrée et prouve ses compétences et qualités. Cette réalité est déformée. Les croyants recherchent l'approfondissement de leur foi de manière vivante, paisible et ouverte. Ils participent sans complexe à la vie de la Cité. Ils savent que leur religion fonde la sécularité ouverte, la laïcité positive, le droit à la différence, la vie sous la forme du savoir et le vivre-ensemble. Ce n'est pas du «communautarisme» que de vouloir vivre collectivement et publiquement sa foi. Les signes de cette intégration sont multiples: pratique religieuse intériorisée, créativité culturelle, adaptation à la culture locale, réflexions théologiques liées au contexte et engagement citoyen dans les luttes sociales. Le monde est un village planétaire et les jeunes prouvent qu'ils sont capables de coexister, de partager et d'échanger, par-delà leur diversité et sensibilité. Ce n'est pas seulement au musulman de s'adapter et de vouloir. Les musulmans refusent l'arrogance et le racisme avec lesquels on parle du citoyen musulman, comme s'il était susceptible de n'accéder à la citoyenneté que s'il devient amnésique, refoule ses racines et nie sa foi. Les croyants de confession musulmane n'exigent pas seulement que leur différence soit tolérée. Ils demandent davantage qu'un simple «droit de survivre» en marge, mais le droit de vivre avec, de manière digne, libre et autonome. Ce qui est en jeu c'est l'Etat de droit, pas seulement le sort des musulmans. L'instrumentalisation de la laïcité et les ingérences dans le culte musulman, qui ne sont pas seulement un simple électoralisme ignoble, mais une politique antimusulmane délibérée, sont vouées à l'échec. Il faut oser le dire, la présence musulmane est une chance et un enrichissement pour l'Europe. En plus de sa vitalité et force de travail, elle contribue à l'humanisation, à faire reculer la désignification du modèle dominant marchand, crée de l'émulation quant aux valeurs de l'esprit, spirituelles et éthiques et repose des questions refoulées: celle de la Cité juste, qui a du sens. Les musulmans acceptent les vrais débats, pas les anathèmes, ni le fonds de commerce et les stigmatisations. Aujourd'hui, les élites, en Rive Nord, sont face à leur responsabilité, pour résorber la fracture, recréer du lien et être à la hauteur du défi du vivre-ensemble. (*) Philosophe