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du Djurdjura à Ferdjioua, une vie accomplie
Publié dans El Watan le 14 - 11 - 2013

C'est un jeune homme de 94 ans qui a traversé le siècle sans bruit, mais qui parle à haute voix de son passé. Anonyme parmi les anonymes, il jette un regard courtois, mais incisif sur les événements qui ont jalonné toute cette période agitée, tourmentée, souvent violente. Il se dit résistant, patriote, et puisqu'il n'a pas fait le coup de feu, il n'a jamais revendiqué le titre de moudjahid. Ammi Mouloud est ainsi. Pudique, ayant le sens de l'honneur, bref «trop poli pour blesser quiconque». Ton vif, mordant, profond ammi Mouloud aborde la complexité des choses avec une certaine philosophie, sachant que toute réalité possède de multiples facettes et que tout être humain possède des zones d'ambiguïté. Raconter sa vie ?, le faire si possible sans simplifier, sans dénaturer, malgré l'usure du temps.
Hadj Mouloud est né le 29 novembre 1919 à Aït Ali Ouhazroune, commune de Boudrarene, dans une famille modeste portée sur l'armurerie, métier transmis de père en fils. Son père Brahim était connu dans la région pour être un fin armurier. Il forgeait des armes, des bois de fusils, des canons…
A 10 ans, Mouloud rejoint son frère aîné Mohand Oubrahim qui exerçait le même métier avec son oncle Hadj Ali à Ferdjioua. Il y poursuivra ses études dans ce village. «J'étais dans la même classe que Bachir Mentouri, le certificat d'études je l'ai décroché au bled.» Mais il n'ira pas loin, préférant le commerce en ouvrant une épicerie à Ferdjioua, village qui va l'adopter au même titre d'ailleurs que trois autres familles venues elles aussi de la même région sur les hauteurs du majestueux Djurdura.
«L'exil s'est imposé. En Kabylie, la terre manque énormément, l'environnement sublime de beauté est austère, rugueux. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'on quitte le berceau de son enfance non pour faire fortune, mais pour subsister, car la terre ici, en Kabylie, n'est pas nourricière. Mais dans ces contrées, le genre est connu. Plus la fatalité s'abat sur lui, plus il gonfle d'orgueil. C'est ainsi au cours des années difficiles et celles de braise, de nombreuses familles de Kabylie s'exilèrent aux quatre coins du pays «dans des endroits plus accueillants» pour reprendre les termes du sociologue Abdelmalek Sayad.
Les leçons de la vie
Mouloud se retrouva à Ferdjioua mais, dit-il, les «Ghraba que nous étions, c'est ainsi qu'on nous appelait, se considéraient chez eux, se fondant harmonieusement parmi les populations locales. A vrai dire, souligne le vieil homme, «je me sens partout chez moi en Algérie, c'est là que nous avions pris connaissance de la naissance de l'association des oulémas de Ben Badis en 1931 et surtout de l'avènement du Parti du peuple algérien de Messali Hadj au lendemain de la terrible épidémie de typhus qui a ravagé l'Algérie en 1936. C'est un souvenir cauchemardesque, l'épidémie a fait beaucoup de victimes, notamment dans les douars qui ceinturent Ferdjioua. L'ordre colonial semblait laisser faire sans intervenir vraiment, pratiquant la politique du pourissement – je dois à la vérité de dire que le médecin communal le docteur Voisin et son auxiliaire le docteur Tiab de Béjaïa se déplaçaient dans les hameaux sans discontinuer et apportaient les soins nécessaires.
Ce dévouement est remarquable. Et comble de l'histoire, le docteur Voisin, lui-même, a été contaminé et s'en est sorti de justesse.» En évoquant ces péripéties, le visage de ammi Mouloud glisse à la mélancolie. «En 1946, le docteur Voisin est parti, le docteur Hamza Klioua, un bon ami qui exerçait à Constantine, est venu à Ferdjioua grâce à Cherif Bouyoucef, un cadre du Manifeste et homme de confiance de Ferhat Abbas. Il a beaucoup aidé la population, c'était un militant dévoué. Et lorsque la Révolution a éclaté, il n'a pas hésité en soignant les blessés. Il avait été démasqué en 1960 et a dû gagner Alger. Lors des manifestations du 11 Décembre à Belcourt, un ami à moi le fidaï Layachi Kerrar a été sérieusement blessé. J'ai emmené le docteur Klioua dans ce quartier populaire pour le soigner et j'avais une peur bleue, car le docteur avait le teint européen et j'appréhendais un amalgame, heureusement tout s'est bien déroulé et Kerrar a été sauvé.»
A l'indépendance, Klioua a rejoint le ministère de la Santé aux côtés de son ami Tedjani Hadam, avant de diriger le service rhumatologie de Beni Messous, le docteur Klioua, médecin des pauvres, était disponible et très attentionné. Mais il savait aussi blaguer, usant d'un humour fin et lisse. «Un jour, mon vieil oncle Hadj Ali grabataire se plaignait au docteur de ses multiples maux, Klioua a eu ces mots ‘Maradhouk Kobrou, Dawaouka Kabrou'.» Son humour était peut-être noir mais exquis. En pleine guerre mondiale, ammi Mouloud est attiré par les idées réformatrices de Ferhat Abbas. Il adhère au Manifeste, d'autant qu'il a du temps pour activer, ayant été déclaré inapte à Constantine pour le service militaire. «Une question de vision faible», se rappelle-t-il.
En fait, c'était déjà un agitateur anti-Français. Les autorités le traqueront à l'instar de ses 10 camarades tous tués. Il réussira miraculeusement à s'en sortir, échapppant aux poudres du préfet Carbonnel. «J'étais avec Ferhat Abbas et à Ferdjioua je m'occupais des cotisations du parti, en ma qualité de trésorier adjoint. Valet et Augier, deux gros propriétaires terriens, faisaient la terreur à Ferdjioua. Ils étaient toujours à mes trousses. Mon nom figurait dans les fichiers de la DST. J'ai dû me réfugier à Constantine, pendant des jours.» El Hadj garde une image indélibile de Abane Ramdane. «Je l'ai bien connu lorsqu'il était secrétaire général de la commune mixte de Château Dun du Rhumel où j'y allais souvent, car mon oncle et mon cousin y tenaient des commerces. Ramdane avait étudié au lycée Bizout de Blida aux côtés de Lamine Debaghine, M'hammed Yazid, Saâd Dahlab et Benyoucef Benkheda. C'est là aussi qu'il a obtenu son bac en 1937 et je crois que c'est là qu'il a fait ses classes dans le nationalisme. En 1948, il a contacté la section du PPA dans cette commune et notamment Hocine El Mili pour militer. C'est à la suite de la campagne électorale en 1948 qu'il fut sommé par l'administration coloniale de choisir entre le PPA ou son poste de secrétaire. La rupture fut consommée. En partant, il a remis son stylo avec ses mots. Je ne suis plus des vôtres, je vous rends cet objet qui nous liait.» Il n'avait pas rédigé de lettre de démission. Ramdane fut chef de wilaya du Parti à Sétif, membre du comité central, chef de wilaya à Bône et à Oran. C'est là où il a été arrêté en 1950, condamné à 6 ans de prison. Il a souffert dans les prisons dont la plus dure – celle de Los dans le nord de la France. Il a été libéré le 5 février 1955 à partir de la prison d'El Harrach. Il a été un excellent militant. «S'il n'y avait pas lui et Ben M'hidi, la Révolution n'aurait sans doute pas réussi. Féru d'histoires cocasses, El Hadj en a plein la besace.»
Croire en ses idées
«Un jour, un député algérien connu de Constantine entre au marché, il est accueilli par des quolibets et même des ‘vendu, vendu, bayou'.
Sa réplique cinglante a été la suivante : que dois-je vendre du moment que vous êtes invendables, oisifs, vous passez votre temps dans les cafés à jouer aux cartes et aux dominos. Si je vous emmène au marché pour vous vendre, je dois en plus payer une taxe pour une marchandise que personne n'achète. En plus, de l'humiliation, le mépris !»
El Hadj Mouloud n'oublie pas son ami Zerouk activiste, anti-Français notoire, homme pieux, ne manquant aucune occasion pour fustiger les colons. Quand la délégation FLN a été reçue à Moscou, et juste pour le piquer, je lui avais dit : «En principe, le FLN ne doit pas aller chez les communistes.» Voilà ce qu'il m'a répondu : «Pour nous sauver de la France, je suis d'accord pour pactiser avec le diable, quitte à idolâtrer même la vache !»
«Au cours de la grève des 8 jours, il est resté cloîtré chez lui, ce qui a éveillé les soupçons des autorités. Comment se fait-il lui qui se faisait montrer à tout bout de champ tous les jours, a-t-il choisi ce jour pour soi-disant tomber malade !», se sont-elles écriées.
Le 1er Novembre 1954 ? «J'étais à Ferdjioua. On pressentait les prémices de la déflagration même s'il n'y avait aucune coordination entre les partis. J'étais UDMA et j'ai ressenti cette nouvelle comme une libération. J'ai donc rejoint le FLN à l'instar de Louamri Messaoud qui exerçait aux contributions, mais qui collectait de l'argent pour le Parti. Il y avait aussi Guechi le menuisier, dont la ferme servait de PC médical et bien d'autres encore. Bref, presque tout le village a adhéré.
Avenir incertain
Boussouf Ahmed a été un militant modèle. Lors du Congrès de la Soummam, on supervisait de douar en douar les denrées envoyées à cette rencontre ainsi que des pataugas. A cette période, l'aspirant Abdenour Bekka avait déserté et rejoint le FLN. Saci Cherif s'est attaché lui à collecter des armes. En 1957, on m'avait conseillé de quitter les lieux pour Alger où j'avais un magasin de grossisterie en chaussures à la rue Scypion. C'est à ce tire que j'ai envoyé un gros lot de pataugas au Front.
J'ai activé avec Mokhtar Agoumi, responsable FLN et père de l'artiste Sid Ahmed-Lakhdar Mana chahid et dont une rue à Ben Aknoun porte le nom était aussi de notre équipe.»
Hadj Mouloud conte autant qu'il se raconte sans enjoliver, ni magnifier – il a sa manière à lui de se contreficher des clans et des chapelles. «Qu'ils aillent au diable», mais lorsqu'il évoque son Algérie, son sourire se fane, ses joues se creusent, son regard se perd dans le vide. «On parle souvent de la guerre avec du ressentiment et des préjugés. Il faut dépasser tout ça. Moi, la politique ne m'intéresse plus, mais je suis ahuri par la posture des politiciens qui ne font rien pour arrêter les nombreuses dérives. Il faut l'équivalent d'un plan Marshall pour rétablir la situation, redonner confiance aux gens, réduire le fossé entre gouvernants et gouvernés. Il faut pour cela impliquer l'élite, les gens honnêtes. Les jeunes sont abandonnés à leur triste sort. Moi je me pose toujours cette question : pourquoi un Algérien n'arrive-t-il pas à émerger. Sans doute parce qu'il est prisonnier du népotisme, du clientélisme, alors que ce même Algérien fait des merveilles à l'étranger. C'est une question d'environnement et de système.
A l'indépendance, on s'attendait logiquement à Ferhat Abbas. Lorsque Ben Bella s'est accaparé de force le pouvoir en décrétant le Parti unique, j'ai dit, c'est fini, on est cuits – et lorsque Ferhat Abbas a dit que l'indépendance a été confisquée, il n'a pas eu tort. Depuis, trois générations ont été sacrifiées – je crois qu'on a trop payé pour arriver à ce piteux état», regrette le vieil homme, les yeux embués, plein d'amertume…


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