Ou peut-être de le gagner, tant sa notoriété est grande et son souvenir présent dans toutes les mémoires et plus particulièrement dans notre pays, l'Algérie indépendante dont il avait épousé la cause avec dévouement et conviction. Qui était cet homme dont on parle aujourd'hui ? Il est né le 5 mars 1925 à Ubon Ratchathani, au Siam (aujourd'hui la Thaïlande), de mère vietnamienne et de père français. Après la mort de sa mère, la famille vivra dans l'île de La Réunion, où elle y avait des attaches. Mais nous gardons le souvenir de Vergès l'Algérien, le musulman, époux de Djamila Bouhired, dont il avait assuré la défense et qui est devenue un symbole de la lutte pour l'indépendance. La moudjahida, Zohra Drif, raconte dans son autobiographie qui vient de paraître (Mémoires d'une combattante de l'ALN, Alger, Chiheb, 2013) comment cette rencontre fut le fait du hasard. Un hasard heureux qui rallia à notre cause un homme de cette envergure. Cette amitié qu'il manifesta envers notre pays durera jusqu'à sa mort. Qui était-il ? Un homme qui a refusé toute compromission, qui a refusé l'injustice et l'hypocrisie de la société coloniale et qui a lutté pour mettre fin aux pratiques avilissantes. Vergès était l'homme qui a mis au point et pratiqué une défense de rupture et qui a mené une vie de ruptures. Sa naissance elle-même, en 1925 ou en 1924, a été l'objet de suppositions diverses. Dans l'île de La Réunion pendant son cursus scolaire, il est bercé par le récit des «marrons», ces esclaves qui ont préféré fuir et vivre dans la jungle, plutôt que de se plier aux lois iniques d'assujettissement qui leur étaient imposées. De là va naître le désir de combattre toute forme d'injustice. Son condisciple sur les bancs du lycée est Raymond Barre, dont il aurait pu suivre l'exemple en choisissant une vie de conformisme et d'excellence. Non ! A 16 ans, il est reçu au baccalauréat et après avoir obtenu l'autorisation de son père, s'engage auprès du général de Gaulle à Londres dans les FFL (Forces françaises libres). C'est à partir de là que date sa proximité avec l'homme du 18 Juin, qui avait été condamné par le gouvernement de Vichy, ce qui faisait dire à Vergès : «J'ai servi sous les ordres d'un condamné à mort.» Singulier hommage pour un avocat qui tentera, sa vie durant, d'épargner la mort à ses clients ! Après la guerre, Jacques Vergès s'oriente résolument vers le militantisme de gauche. Il s'inscrit au Parti communiste français et devient membre de l'Union internationale des étudiants (UIE), ce qui lui permet de rencontrer les futurs leaders du Tiers-monde. Mais très vite, il se sent à l'étroit dans ces appareils politiques. Sa soif de découverte et de liberté le pousse à rompre avec ce qui, au fil du temps, devient conventionnel. Il termine sa licence en droit et s'inscrit au barreau de Paris. C'est ainsi qu'il découvre sa vocation d'avocat. Il entame alors une carrière dont les étapes sont bien connues. Il est utile de signaler la réaction de cet avocat lorsqu'il fut mis en présence de son premier client dans une maison d'arrêt. Il se pose la question : l'homme me ressemble, il a comme moi une tête, deux bras, deux jambes, un cœur, un cerveau… Qu'est-ce qui fait que, contrairement aux autres et à moi-même, il ait pris le chemin de la délinquance ? Tous ces événements ont contribué à faire du jeune Vergès un défenseur des droits de l'homme et un opposant à toutes les formes de domination. Son physique d'Eurasien le fit remarquer, ce qui lui fera dire plus tard, lui qui refusait toute forme de stigmatisation : «on ne pourra pas dire que ma mère porte l'étoile jaune, puisqu'elle était jaune de la tête aux pieds». Et pendant le procès de Djamila Bouhired, à ceux qui le traitaient de Chinois, il eut cette réplique célèbre : «Monsieur le président, dites à ces gens que mes ancêtres construisaient des palais pendant que les leurs se nourrissaient de glands dans la forêt.» Sa façon de raisonner est nouvelle et s'appuie sur la personnalité du délinquant, de son milieu social, plutôt que sur les faits qui passent au second plan. Elle annonce la future défense de rupture dont Vergès se fera le théoricien et le champion durant le procès de Djamila Bouhired et des combattants du FLN. Lorsqu'il devient avocat, la lutte de Libération nationale était engagée en Algérie depuis déjà trois ans. Dès le début, des tribunaux militaires sont installés à Alger, dont la compétence pouvait s'exercer jusqu'à prononcer la peine de mort. Ces juridictions, tenues par des militaires, ne s'en sont pas privées. On estime à 632 le nombre de condamnations à mort entre 1955 et 1958, soit environ une moyenne de 10 par jour ! La guillotine fonctionnait continuellement dans la cour de la prison de Serkadji, à Alger. Spontanément, un premier collectif d'avocats algériens s'est formé pour défendre les militants du FLN, à leur tête le futur bâtonnier Amar Bentoumi, et composé de Ali Boumendjel, Ghaouti Benmalha, Nafa Rebbani et Hadj Hamou… Tous ces avocats seront emprisonnés par la police coloniale dès le début de la Révolution pour les empêcher de plaider et de dénoncer. Ali Boumendjel sera même assassiné. En 1957, une bombe explose au Milk-Bar à Alger et deux autres à la Cafétéria et au Coq hardi. Il y eut des morts, des blessés, des Européens et aussi quelques Arabes. Djamila Bouhired, 20 ans à peine, est arrêtée à La Casbah d'Alger. Elle est blessée au cours de son arrestation. Elle est aussitôt incarcérée et torturée dès son admission à l'hôpital. Elle est aussitôt accusée d'avoir posé une bombe. Le dossier est confié par Zohra Drif à Jacques Vergès. Leur rencontre fut le début d'une longue amitié. Lorsque l'avocat est mis en présence de sa cliente, Djamila Bouhired, dans le bureau du juge d'instruction, il lui fait signe de se taire jusqu'à un accord entre eux sur le type de défense à adopter. Et c'est à l'occasion de ce procès que Vergès mit au point le principe de la défense de rupture, principe auquel Djamila Bouhired souscrit immédiatement. Le principe s'appuie sur un constat très simple : les juges du tribunal militaire n'étaient pas là pour juger, mais pour condamner. Les défenses présentées jusque-là consistaient à flatter le tribunal, à évoquer des circonstances atténuantes, à mettre en avant la situation sociale, etc. Toutes ces méthodes obtenaient peu de résultats. Jusqu'alors, les juges disaient aux accusés : «Vous êtes des assassins», et les répliques venaient immédiatement : «Nous sommes des combattants en lutte pour la libération de notre pays.» Ce dialogue de sourds ne pouvait aboutir qu'à un simulacre de procès, la cause étant entendue avant la tenue de l'audience. Jacques Vergès propose de dénoncer, d'une part, la légitimité des juges en faisant appel à l'opinion des masses et des élites, et, d'autre part, à continuer le procès en dehors des prétoires en éveillant l'opinion nationale et internationale des pays dits respectueux des droits de l'homme. Il fallait ainsi dépasser la décision à intervenir. Il y a donc rupture entre l'accusation et le tribunal, d'une part, accusés de partialité, et la personne jugée et son avocat, d'autre part, qui font appel à d'autres autorités officielles ou morales en dehors des prétoires. Dès que la sentence de mort fut prononcée, Djamila Bouhired partit d'un grand éclat de rire provocateur, qui signifiait la vanité de cette décision et aussi la confiance qu'elle avait en son défenseur. Jacques Vergès se met à utiliser tous les moyens pour empêcher l'exécution de la décision. Il dénonce publiquement les conditions dans lesquelles Djamila a été condamnée. Il reçoit l'aide d'un écrivain mondialement célèbre, Georges Arnaud, connu surtout pour Le Salaire de la peur. Tous deux font paraître un petit livre intitulé Pour Djamila Bouhired, paru aux éditions de Minuit en novembre 1957, grâce à son directeur, Jérôme Lindon, qui est le seul à accepter la publication. Cet opuscule inspirera Youcef Chahine, le metteur en scène égyptien, pour un film sur la moudjahida. En 1958, Les éditions de Minuit accepteront la publication de La question d'Henri Alleg. Vergès avait adressé un exemplaire du livre au général de Gaulle, encore retiré à Colombey. Celui-ci, qui se souvient du résistant Vergès, lui répond le 8 décembre 1957, en déclarant dans sa lettre : «Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent.» Jacques Vergès se prévaudra de cette lettre sa vie durant et soutiendra que c'est à ce moment-là qu'il réalisa que la vie de Djamila serait épargnée. Djamila Bouhired et Djamila Bouazza furent graciées. La défense de rupture avait fini par payer. Après cette expérience, les nouveaux responsables de la Fédération de France du FLN, sous l'autorité de leur chef, Omar Boudaoud, préconisent la constitution d'un autre collectif d'avocats à partir de Paris. Il sera constitué de Jacques Vergès, Abdessemed Bouabdellah et Omar Oussedik, aidés par de jeunes confrères algériens, Ould Aoudia et Bendimered. A ce collectif se sont joints de jeunes avocats français dont Michel Zavrian, Léo Matarasso, Fenaux, séduits par la défense de rupture. Ils ont assuré l'essentiel des combats judiciaires jusqu'à l'indépendance. Après l'indépendance, Jacques Vergès rentre en Algérie et devient conseiller du premier président de la jeune République algérienne aux côtés de «pieds rouges» et notamment d'Hervé Bourges, désigné à la jeunesse. L'avocat s'investit entièrement dans ses nouvelles fonctions. Il rencontre à nouveau Djamila Bouhired et pour la première fois en dehors du milieu carcéral ou d'un tribunal. Il l'épouse après avoir officialisé son nouveau prénom de Mansour et s'être converti à l'Islam. Nouvelle rupture. Il quitte alors le barreau et s'investit totalement dans le militantisme anticolonial et tiers-mondiste, ce qui le rapproche des idées d'extrême gauche, idées qu'il a d'ailleurs de tout temps défendues. Il crée un hebdomadaire avec l'aide de Djamila Bouhired et de Zohra Drif : Révolution africaine, revue qui obtient immédiatement beaucoup de succès. Il va dès lors représenter l'un des visages les plus connus du socialisme. La revue ouvre ses colonnes aux écrits des militants anticolonialistes de l'époque, comme Sékou Touré, Amilcar Cabral, Ho Chi Minh et d'autres encore… Elle se développe par une édition en anglais et est diffusée en Afrique, en Angleterre, aux Etats-Unis et en Asie. C'est alors que Jacques Vergès et son épouse, Djamila Bouhired, se rendent en Chine et rencontrent Mao Tsé Toung. Aux dires de ses biographes, Vergès est subjugué par le personnage et séduit par ses idées. Conséquence de ce voyage, dès son retour en Algérie il accorde une part grandissante aux thèses pro-chinoises, ce qui ne sera pas du goût des dirigeants algériens de l'époque. Nouvelle rupture, Vergès quitte l'Algérie et retourne en Europe où il fonde une nouvelle revue appelée Révolution. Mais cette publication, diffusée à partir de la Suisse et de la France, n'obtient pas autant de succès que la première et ne se vend pas. C'est un échec commercial et Vergès se trouve alors dans une situation financière délicate. Après le départ du président Ben Bella, Vergès revient en Algérie et est sollicité par Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, pour défendre des militants palestiniens détenus dans les geôles israéliennes. Il s'installe alors à Alger et après s'être inscrit au barreau, il ouvre un cabinet d'avocat en face de l'esplanade de l'Afrique. Son premier client palestinien est Mahmoud Hadjazi, qui le reçoit dans sa cellule de la prison de Ramallah. Vergès le persuade d'adhérer à sa stratégie de défense de rupture, stratégie qui lui avait réussi dans la défense des combattants algériens. L'homme consent. Mais les Israéliens, informés de l'entrevue, refusent de lui donner un visa d'entrée le jour du procès et le déclarent persona non grata. Qu'à cela ne tienne, Vergès prend l'avion pour Tel-Aviv à partir de Paris tout en sachant pertinemment ce qui va se produire. A sa descente d'avion, les inspecteurs de la police israélienne l'attendent et lui signifient l'interdiction d'entrer. Il doit reprendre l'avion du retour. Mais il aura eu le temps d'informer la presse israélienne qu'il a été empêché d'assurer la défense de son client. Le retentissement est grand et le procureur ne peut requérir la peine de mort. Son client a eu la vie sauve. Désormais, il sera de tous les procès qui engagent les combattants palestiniens dans les enceintes de justice dans le monde. Il est engagé par l'Union des avocats arabes aux côtés du bâtonnier Amar Bentoumi et de Abderrahmane Yousfi, bâtonnier du barreau de Tanger. De plus et en dehors du prétoire, il n'hésite pas à prendre sa plume, à donner des interviews, à courir les plateaux de télévision pour faire en sorte que la cause qu'il défend soit connue par l'opinion publique, c'est l'une de ses stratégies pour faire pression et sauver ses clients. Un avocat, maître Ghereis, affirme : «Le système Vergès c'est l'obstruction, le déplacement du procès, mais en aucun cas la politique de la chaise vide.» Car si son client se tait, refuse de répondre, méconnaît la légitimité des tribunaux, lui, Me Vergès, avec tout son talent, parle, démontre, plaide, alerte… Tous les moyens sont évoqués, mis en avant, énumérés et le public écoute et comprend beaucoup mieux parfois que les magistrats souvent bornés et aux ordres ! Ce concept de défense de rupture est alors peaufiné et publié dans un livre écrit en 1968 et dont le titre est évocateur : De la stratégie judiciaire, technique du procès politique. (Paris, Minuit, 1968). Dans cet ouvrage, Vergès expose sa vision de la défense élaborée à travers son expérience algérienne. En mai 1970, Jacques Vergès disparaît. Il reparaîtra neuf ans plus tard. Nul ne sait où il est allé ni comment il a vécu pendant cette période. A son retour, il reste muet et arbore un large sourire à chaque fois qu'on l'interroge. Grosse, très grosse rupture. Son secret est resté bien gardé. Le retour de Jacques Vergès fait apparaître un homme très différent. Fini l'expérience algérienne, fini les idéalismes d'appareil, l'avocat prend le pas sur le militant de gauche. Il s'installe à Paris et nourrit des sympathies et antipathies dans tous les milieux. Il est de plus en plus sollicité dans les procès les plus retentissants. Cependant, et c'est ce qu'il importe de dire, c'est qu'il a toujours conservé en Algérie les sympathies qu'il a cultivées tout au long de sa vie algérienne. Dans le milieu professionnel du barreau algérien, dans la classe politique et chez les hommes d'affaires, il compte de nombreux amis. Il fut souvent invité et se rendit à toutes les invitations. Il est essentiel de dire enfin que Jacques Mansour Vergès est devenu algérien et l'est bel et bien resté jusqu'à sa mort qui serait, selon certains, survenue dans la même chambre où Voltaire décéda. Et le parallèle avec Voltaire, qui combattit pour réhabiliter Jean Calas, en s'adressant aux rois, aux empereurs et aux acteurs importants jusqu'à émouvoir l'opinion publique, n'est pas fortuit. Il s'agirait peut-être d'un dernier clin d'œil de ce grand et célèbre avocat.