« Vous voulez acheter des piles monsieur ? Regardez, elles sont très résistantes et ne sont pas chères. Si vous préférez, je peux aussi vous débrouiller une carte mémoire pour votre appareil photo. Ça ne prendra que deux minutes. Et une perceuse ça vous dit ? » Ouagadougou (Burkina Faso) De notre envoyé spécial Quel que soit le jour de la semaine, les rues du centre-ville de Ouagadougou sont tout le temps bondées de monde. Dès les premières heures de la journée, des centaines de petits commerçants et de vendeurs à la sauvette s'emparent des trottoirs et du moindre espace pour exposer leurs marchandises. Cela se passe ainsi, notamment dans les quartiers, nombreux, situés aux alentours du marché Rood Woko dont les ruelles ont fini carrément par être fermées à la circulation. Inutile de dire que dans ce pays où le taux chômage est en constante hausse en raison de la crise, tout le monde s'improvise marchand. Faute d'emplois, la majorité des jeunes en âge de travailler recourt à la débrouillardise pour subsister. Il y a quelques semaines, les vendeurs ont créé un tel capharnaüm que les autorités ont dû intervenir et user de la force pour remettre de l'ordre et rendre à nouveau les rues accessibles aux voitures. Bien entendu, dans ce bazar à ciel ouvert, on trouve de tout. Ou presque ! Les quantités de marchandises qui s'échangent sur les marchés de Ouagadougou sont simplement prodigieuses. Depuis le déclenchement de la crise en Côte-d'Ivoire et en Guinée, le Burkina Faso est devenu, au bonheur de la population qui y voit un signe de bonne santé de leur économie, une plaque tournante en matière de commerce en Afrique de l'Ouest. Sécurité oblige, tout y transite ! Les chinois cassent les prix Durant toute la journée, les commerçants font souvent preuve d'une grande habileté pour séduire les clients. Ceci dit, ils ne sont pas aussi collants et désagréables que les marchands égyptiens qui, une fois sur deux, finissent par leur agressivité par mettre en boule les touristes. Mais depuis l'arrivée des Chinois dans le pays, les affaires sont moins bonnes et la concurrence est plus rude. Que ce soit dans le prêt-à-porter, l'électroménager ou la pièce détachée, les négociants chinois sont à l'origine d'un véritable séisme économique à Ouagadougou. Là où ils s'installent ils cassent les prix sans état d'âme, mettant ainsi leurs concurrents burkinabés devant deux choix possibles : Changer d'activité ou mettre la clef sous le paillasson. « Ce n'est plus possible de continuer à travailler dans ces conditions. Non seulement ils ont racheté toutes les boutiques environnantes mais ils commencent maintenant à rafler ma clientèle », lance, rouge de colère Alimata, une jeune vendeuse de vêtements rencontrée au croisement de l'avenue du D. Kwamé Nkrumah et de l'avenue Houari Boumediène. « Comment voulez-vous concurrencer leurs produits contrefaits à deux sous ? Tout le monde sait que leurs articles sont de mauvaise qualité, mais le paradoxe c'est que tout le monde les achète. Voyez, leur boutique ne désemplit pas une seconde. Mais que voulez-vous, le gens sont pauvres et ils n'ont d'autre choix que de se rabattre sur ce type de marchandises », fulmine encore notre interlocutrice qui précise que la plupart des commerçants chinois installés au Burkina Faso « sont remontés depuis peu du Ghana ». Même topo dans le secteur de l'automobile. Partout dans les rues de « Ouaga ou Waga », comme aiment à l'appeler ses habitants, des enseignes des grandes marques d'automobiles chinoises ont fait leur apparition. L'arrivée massive des Chinois sur le marché burkinabais a, comme partout ailleurs en Afrique où ils se sont installés, a créé un vent de panique chez les concessionnaires spécialisés dans la ventes de voitures américaines et européennes. Mais par rapport à d'autres pays du continent, les entreprises chinoises ne sont pas encore en position de monopole au Faso. La remarque ne veut pas dire toutefois que Pékin n'a pas d'ambitions au Burkina Faso. Le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, a révélé, le 8 novembre dernier, à l'occasion de la tenue en Egypte du 4e forum sino-africain, la feuille de route de la coopération entre Pékin et le continent qui court jusqu'en 2012. En promettant d'accorder dix milliards de dollars de prêts à l'Afrique au cours des trois prochaines années, le gouvernement chinois a démontré une nouvelle fois l'importance économique et stratégique qu'il attache au continent. Outre le déblocage de ces prêts à des conditions avantageuses, Pékin a promis d'ouvrir le marché chinois à plus de produits africains, de baisser les droits de douane et d'aider l'Afrique à faire face aux difficultés provoquées par le changement climatique. La dette de certains pays africains les plus pauvres sera annulée. Les investissements directs chinois en Afrique sont, rappelle-t-on, passés de 491 millions de dollars en 2003 à 7,8 milliards de dollars en 2008. Les échanges extérieurs sont passés, quant à eux, à 106,8 milliards de dollars en 2008, soit une hausse de 45 %. Actuellement, il y a plus de 900 entreprises chinoises implantées en Afrique. Les leviers économiques détenus par les Libanais et les Libyens Dans le cas précis du Burkina Faso, il n'est pas faux de dire que les Chinois ne sont encore qu'au stade de la prospection. Les principaux leviers de l'économie sont détenus par de riches familles libanaises ou par des sociétés européennes, en particulier françaises. Restauration, hôtellerie, grandes surfaces, immobilier, agroalimentaire… etc., il n'est pratiquement pas un secteur d'activités dans lequel les hommes d'affaires libanais ne sont pas présents. Etablis au Burkina Faso depuis plusieurs dizaines d'années, ils (les Libanais) jouissent d'une bonne réputation auprès des Burkinabés. « Il n'y a rien à dire sur eux. Ce sont des travailleurs. Les Libanais investissent et créent de l'emploi. Que leur demander de plus ? », soutient Bénédicte, une fonctionnaire de 36 ans qui a déjà derrière elle près de 10 ans dans l'administration. L'un des rares secteurs à échapper aux hommes d'affaires libanais est celui de l'énergie. Et il n'est pas des moindres. Depuis l'année 2000, celui-ci est, pour ainsi dire, devenu la chasse gardée de la Libya Oil Bukina S.A., un groupe pétrolier libyen, comme son nom l'indique, qui s'est également établi à travers ses filiales au Tchad, au Niger, au Mali, au Zimbabwe, en Ouganda, au Kenya, en Erythrée, au Nigeria, en Côte d'Ivoire, au Sénégal et au Gabon. En tout, le groupe est présent dans seize pays du continent avec 3000 stations service opérationnelles. Difficile de faire mieux ! Les Libyens qui affichent ouvertement le projet de développer leur influence en Afrique, et particulièrement dans la région du Sahel, ne lésinent pas sur les moyens pour travailler au corps les Ouagalais afin de les gagner à leur cause. En cas de besoin, le Centre culturel libyen situé en plein milieu d'un quartier populaire de la capitale est aussi là pour répandre au Burkina Faso et dans toute l'Afrique de l'Ouest le message de la Jamahiriya libyenne. Le colonel Mouammar El Kadhafi qui fait de l'Afrique son principal credo réussira-t-il un jour à voir une rue ou une avenue de « Waga » porter son nom, comme c'est le cas du défunt président Houari Boumediène que les Burkinabés placent aujourd'hui encore sur le même piédestal que Che Guevara ? Seul l'avenir pourra le dire. En attendant, le Burkina Faso a su tirer profit de la crise ivoirienne et de l'instabilité politique chez ses autres voisins pour attirer les investisseurs étrangers. Grâce aux rentrées d'argent rendues possibles par les IDE et les exportations de produits agricoles, le gouvernement burkinabé a misé sur le développement des grandes infrastructures. Et les efforts accomplis sont assez perceptibles dans la capitale où les anciennes maisons qui, dans le meilleur des cas, ne dépassaient pas deux étages laissent progressivement place à des tours, de grands centres commerciaux et à de belles résidences. Le renouveau de la capitale burkinabé est symbolisé néanmoins par la nouvelle ville moderne baptisée Ouaga 2000 où s'est installée l'élite burkinabé. C'est un peu le « Club des Pins » du Burkina Faso. Même des dirigeants de pays voisins y ont un pied-à-terre. C'est là, en tout cas, que la jeunesse dorée ouagalaise y a planté son décor favori. Un décor aux allures hollywoodiennes avec ses hôtels de luxe, ses boutiques de haut standing et ses villas cossues. Situé à moins de quinze minutes du centre-ville, Ouaga 2000 est né en 1996, peu avant que le Burkina Faso n'abrite le sommet France-Afrique. L'idée de départ était de doter la capitale de lieux d'hébergement de standing pour accueillir de grands rendez-vous internationaux. Dans ce quartier où chaque soir la bourgeoisie ouagalaise exhibe, sans retenue, sa richesse dans les nombreuses boîtes de nuit qui y ouvrent jusqu'au petit matin et où l'alcool coule à flots, tout prouve qu'au Burkina Faso il y a deux mondes : celui des classes aisées et celui des pauvres. Et à Ouaga 2000, le contraste est plus fort que partout ailleurs. Et dans ce pays où près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (Le Burkina Faso compte plus de 15 millions d'habitants) et dont le Produit intérieur brut (PIB) par habitant ne dépasse par les 483 dollars, l'existence de telles citadelles pour riches paraissent aussi tapageuses que troublantes pour l'observateur étranger. Rétive au début à la réalisation de ce projet que la Libyan Arab African Investment Company (Laaico) a aidé à mener à terme, l'opinion Burkinabé a fini par se résigner et à accepter le fait accompli. Ouagadougou by night Mais riches ou pauvres, les Ouagalais, et plus généralement les Burkinabés, ont un sens de l'hospitalité hors du commun. Ils seraient capables de se couper en quatre pour rendre service. S'il y avait un concours du peuple le plus sympathique d'Afrique, ils occuperaient certainement l'une des premières places sur le podium. Faisant preuve d'une grande patience, les Burkinabés se mettent aussi rarement en colère. « Ici, notre devise est simple : que chacun s'occupe de ses affaires et les vaches seront bien gardées. C'est peut-être la raison pour laquelle aussi les étrangers se sentent bien au Burkina. Et puis notre diversité religieuse fait que nous sommes prédisposés à cohabiter avec l'autre », lance joyeusement un chauffeur de taxi arrêté près de la place des Cinéastes. La nuit, la réputation de Ouagadougou de ville qui adore veiller et faire la fête quel que soit aussi le jour de la semaine, ne se dément pas. Les night clubs qui sont situés, pour la plupart, sur N'Kwamé N'Nkrumah, la plus belle avenue du centre-ville de Ouagadougou, font le plein dès les premières heures de la nuit. Mais pour les amateurs d'exotisme et de musiques africaines, il est sans doute préférable de passer la soirée dans un dancing populaire. L'ambiance y est garantie, tout autant que les surprises d'ailleurs. « Tu aimes le blues ? Si c'est le cas alors écoute et fais-toi plaisir », lâche d'une voix rauque un burkinabé d'une cinquantaine d'années environ qui a passé près de la moitié de sa vie dans l'armée américaine avant de se décider à regagner sa ville natale. A son signal, l'orchestre entame un morceau dont les complaintes rappellent combien en Afrique les chemins de la liberté sont encore parsemés d'embûches. Les tentations de Blaise Compaoré « Un coup d'Etat contre la démocratie se prépare ! », alertait sur sa première page l'hebdomadaire burkinabé Bendré dans son édition du 2 novembre dernier. La démocratie dans la « Patrie des hommes intègres » est-elle réellement menacée ? Pour l'heure, le président Blaise Compaoré, qui a accédé il y a 22 ans au pouvoir à la suite d'un coup d'Etat sanglant, n'a officiellement pris aucune décision susceptible de confirmer les craintes affichées par Bendré ou par le bimensuel Le Reporter, deux publications privées qui dénoncent avec véhémence, à chacun de leur numéro, la mise en place d'un projet de « codification de la monarchisation et de la patrimonialisation du pouvoir ». Mais pour les deux journaux, il y a des signes qui ne trompent pas. Les déclarations récurrentes du président du parti au pouvoir, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), Roch Marc Christian Kaboré, dans lesquelles il s'est montré à chaque fois favorable à la révision de l'article 37 de la Constitution qui, jusque là, limite le nombre de mandats présidentiels à deux sont, selon les deux titres indépendants, des éléments annonciateurs d'une « dérive autoritaire » et d'une « volonté manifeste de privatiser le pouvoir ». Le but de la manœuvre ? Permettre, bien évidemment, à Blaise Compaoré de prolonger son règne, ou, le cas échéant, permettre à son frère de prendre le pouvoir et d'y rester pour longtemps, comme cela se chuchote en ce moment à Ouagadougou. Fréquemment sollicité pour arbitrer des crises régionales (Guinée, Côte d'Ivoire et Togo), le Burkina Faso « risquerait assurément, dans le cas où ce projet de révision de la Constitution venait à se confirmer, de perdre sa crédibilité », soutient un observateur avisé de la scène politique africaine. Et plus encore. Le pays du Faso est, jusque-là, considéré comme un exemple d'ouverture et une référence en Afrique, aux cotés du Ghana, du Mali et de l'Afrique du Sud, en matière de liberté d'expression et de presse (Dans son baromètre des médias pour l'année 2009, RSF classe le Burkina Faso au 57e rang mondial, juste derrière l'Italie. L'Algérie occupe la 141e place. Le classement de RSF compte 175 pays). Une remise en cause des réformes démocratiques engagées durant la dernière décennie pourrait s'avérer ruineuse pour les affaires, surtout si celle-ci débouche sur une éventuelle instabilité politique. C'est là un luxe que le gouvernement burkinabé ne peut normalement pas s'offrir. Du moins tant qu'il dépendra encore de l'aide internationale pour nourrir une partie de sa population. « Nous ne nous laisserons pas faire. Nous sommes déterminés à nous battre pour sauvegarder nos espaces de liberté. S'il le faut, nous descendrons dans la rue comme nous l'avons déjà fait à maintes reprises et nous les empêcherons d'hypothéquer notre avenir », soutient un journaliste burkinabé travaillant pour le compte d'un hebdomadaire satirique et lui aussi inquiet par le discours tenu par les cadres dirigeants du CDP. Il faut dire que, pour une grande partie des élites burkinabés, « le moment est venu pour le président Blaise de faire valoir ses droits à le retraite en 2010 ou en 2015 ». Malgré l'intensité de la controverse suscitée dans les médias par le débat sur la révision de la Constitution, la rue de Ouagadougou reste calme et paraît même parfois peu soucieuse des préoccupations de la sphère politique. Mais il se pourrait aussi que cette sérénité corresponde au calme qui précède la tempête.