Cette rencontre eut bien lieu du 13 au 15 novembre 1998 à Ghardaïa avec Jean-Louis Cohen, Stanislas Von Moos, Juan José La Huerta, Alex Gerber, Jean-Pierre Brice Olivier (alors prieur du Couvent de la Tourette), Tewfik Guerroudj et Brahim Benyoucef comme communicants. On comptait comme invités d'honneur : Evelyne Tréhin, présidente de la Fondation Le Corbusier, Claude Prélorenzo, son secrétaire général, Tewfik El-Euch, président de l'Ordre des architectes de Tunisie, Achour Mihoubi, président du Conseil national de l'Ordre des architectes d'Algérie, Annie Steiner (Jean De Maisonseul m'avait demandé de l'inviter pour le représenter et j'en fis depuis ma Maman en Révolution), Georgette Cottin-Euziol, Tarek et Amna Benmiled… Et d'autres encore, nombreux, qui me pardonneront de ne pas tous les citer. Cette rencontre ne fut jamais inscrite parmi les «Rencontres Le Corbusier», tenues régulièrement et presque chaque année. Elle devait être la huitième, mais les responsables de la Fondation qui n'avaient pourtant pas refusé l'accueil digne de ce qu'ils représentaient — selon leur propre aveu — n'avaient finalement pas daigné considérer cette rencontre comme ayant eu lieu et l'ont effacée des tablettes de la Fondation. Cherchez, si vous voulez, vous n'en trouverez aucune trace… La cause invoquée alors était que les communications avaient porté sur Le Corbusier ou sur le M'zab, mais pas sur Le Corbusier «et» le M'zab. Seule la communication d'Alex Gerber, sur les voyages de l'architecte au M'zab, fut jugée «recevable», mais pourtant jamais diffusée. Ces responsables connaissaient pourtant, des mois avant la tenue de la rencontre, les titres et résumés de toutes les communications… Ceci dit, j'ai dépouillé ce texte de la partie qui le liait à une circonstance pour renouveler l'appel qu'il portait à la création d'un lieu dédié à l'Architecture au M'zab. Je suggère, en effet, de reprendre cette idée, oubliée depuis, car ses motivations comme ses finalités et ses espoirs demeurent toujours d'actualité, sinon davantage qu'à l'époque. Le voici donc avec quelques légères modifications. La première fois que j'ai visité le M'zab, le 6 février 1979, j'y suis venu en passant le matin-même par un village au pied des Aurès, me rendant avec l'ami que j'accompagnais chez la famille d'une étudiante à l'Institut d'architecture et de construction de l'Université de Constantine, qui nous avait très bien accueillis. Je ne peux pas m'empêcher, à chaque fois que j'arrive au M'zab, d'avoir une pensée pour cette fille dont les rires pleins de la joie de la femme aurésienne épanouie, sûre de ses convictions et de son parcours, résonnent encore dans les couloirs de la vieille caserne qui a abrité notre découverte de la passion «architecture» pour espérer un jour sauver le visage de nos médinas défigurées et menaçant ruine. Ratiba, qui enseigna plus tard à l'Ecole d'architecture d'Alger (EPAU) est tombée sous les balles assassines des sangsues venues boire son sang gavé de courage et d'abnégation, croyant qu'en assouvissant leur soif de haine et de vengeance, ils tariraient les sources vives d'où jaillissent tous les jours les eaux claires qui font les oueds tumultueux de l'Algérie. «Ils ont eu beau arracher toutes les fleurs, ils n'ont pas empêché le Printemps d'éclore». Ratiba, par son martyre, sa vie de femme, ses origines, reste le plus tragique témoignage de l'histoire critique des architectes et de l'architecture, qui n'ont pas fini de payer pour les crimes qu'ils n'ont pas commis. Mais ceci est une autre Histoire… En préparant la «Rencontre sur Le Corbusier et le M'zab», j'imaginais, j'espérais vivement que Jean de Maisonseul en serait le président d'honneur pour nous guider au travers des rues tortueuses de l'histoire, à traquer le sublime, comme il l'avait si bien fait avec Le Corbusier, en février 1931, pour le promener à Alger. «De Maisonseul allait à La Casbah, j'y allais aussi», a écrit simplement Le Corbusier. Nous aurions ainsi pu rendre le dernier hommage que méritait son parcours. Mais Jean De Maisonseul est décédé en juin 1998, quelques semaines après la discussion téléphonique que nous avions eue, déchiré entre la discrétion de son travail de reconstruction d'El Asnam (auj. Chlef), dévastée par le tremblement de terre de septembre 1954, et son engagement auprès d'Albert Camus, avec presque la même bande de copains qui reconstruisait la ville, au sein du Comité pour la Trêve Civile de début 1956. Ils étaient résolus à défendre, alors qu'il était trop tard, l'idée d'une réconciliation, peut-être pour ne plus avoir à choisir d'être déchiré entre «l'Algérie» et «la mère» et faire fatalement le mauvais choix, pour poser les bases d'une Algérie future plurielle. Cette cause a valu à De Maisonseul de connaître la prison de Barberousse (Serkadji) et la perte de son poste durant des années. Il a fallu l'intervention énergique et menaçante de Camus, mais aussi de Le Corbusier, pour voir le pouvoir colonial accepter de le libérer et, bien plus tard, de le réhabiliter dans ses fonctions. Dans cet engagement autour de Camus, sur six membres d'origine européenne composant le Comité, auprès de quatre membres du FLN (dont Amar Ouzeghane), il y avait trois architectes, tous proches de Le Corbusier : Jean De Maisonseul, Louis Miquel (l'un des bâtisseurs de l'Aéro-Habitat) et Roland Simounet. C'est pendant les préparatifs du Millénaire d'El Atteuf, en novembre 1996, soit neuf mois après, que j'ai appris la disparition précoce du plus jeune de cette équipe, Roland Simounet, de la bouche de Georgette Cottin-Euziol. Nous avions, durant de longues évocations d'Alger qui lui manquait tellement, projeté d'esquisser ensemble une grande fresque sur cette période essentielle qui a vu la naissance de l'Architecture algérienne moderne. L'œuvre de Simounet en matière de logement économique en Algérie à partir des orientations de Le Corbusier et dans l'esprit du dixième CIAM (Congrès international de l'architecture moderne) qui devait initialement se tenir à Ghardaïa, sur proposition de Jean Bossu à Le Corbusier, ses deux réalisations à Djenane El Hassen et Timgad, qui tombent en ruine, ignorés même par les architectes les plus avertis, sont un enseignement qui mériterait une plus grande attention. J'étais avec Simounet dans son cabinet, en mars 1992, lorsque, dans le cours de la discussion, il téléphona pour avoir des nouvelles de son vieux professeur, Léon Claro. Sa veuve nous apprit sa disparition le 31 décembre 1991. Léon Claro, qui fut pendant près de trente ans enseignant de la classe Architecture de l'Ecole des Beaux-arts d'Alger et qui y forma toute cette génération de jeunes architectes qui allaient faire d'Alger l'un des sanctuaires incontournables de l'Architecture moderne, qui y construisit des ouvrages remarquables (Maison du Centenaire, Maison du Peuple, siège de la Télévision, cité La Concorde…), est mort dans l'anonymat le plus total. C'est lui qui avait conseillé à Le Corbusier de visiter le M'zab. Dans cette classe Architecture, il y avait malheureusement une constante : aucun «Algérien musulman», pour reprendre l'appellation officielle de l'époque, n'y a jamais été formé. A l'indépendance, le pays a commencé sa reconstruction grâce aux quelques architectes qui sont restés dont Jean De Maisonseul, devenu Conservateur du Musée national des Beaux-arts, ensuite Directeur de l'Institut d'Urbanisme d'Alger jusqu'à son départ en retraite en 1975, Roland Simounet, André Ravereau, Xavier Salvador, Anatole Kopp, Georgette Cottin-Euziol, et «ceux, nombreux, qui sont venus prêter main forte», pour reprendre un mot de l'architecte Abderrahmane Bouchama. Au début de 1966, à la dissolution de l'Ordre des architectes algériens, dont les responsabilités furent transférées au ministère de la Reconstruction, chargé de l'Architecture, une liste de vingt-deux personnes pouvant porter le titre d'architecte fut publiée, parmi lesquels figuraient quatre noms d'Algériens «musulmans», dont un seul, Liès Bouchama, était diplômé de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris en 1963. Ce pays a une vertu : c'est toujours dans la douleur et face aux épreuves qu'il fait des miracles. Le M'zab en est le témoin. Je ne sais plus quand ni dans quelles circonstances exactes, nous avions lancé — au début un peu à l'emporte-pièce et en toute occasion — une idée, devenue un pari. Cette idée commençait à prendre les aspects d'une conviction de plus en plus partagée au moment de la Rencontre. La situation du pays, qui avait étouffé bon nombre de projets généreux et rassembleurs, nous avait, au contraire, mobilisés davantage, pour nous offrir l'occasion d'une contribution, au-delà du refus de partir et de continuer normalement nos tâches quotidiennes, d'aider ce pays à rester debout et redevenir, dans les plus proches délais, «la terre de l'Architecture». Notre ambition était de re-situer le M'zab dans sa véritable place, légitimement acquise par ses qualités, dans le village mondial de la culture architecturale. Nous n'avons plus à faire la démonstration de ces qualités, car il suffit pour cela d'entendre la réaction enthousiaste de tout architecte, quel qu'en soit le pays, l'âge et la réputation, lorsqu'il est sollicité pour venir au M'zab. Il est temps de mettre en place, dans le M'zab, un lieu pour accueillir convenablement tout architecte et chercheur qui désire y séjourner pour se recueillir ou s'en inspirer, une institution pour rassembler tout le savoir qu'il a permis, les recherches dont il a été l'objet, les travaux artistiques et intellectuels qu'il a suscités, les enseignements qu'il peut prodiguer. Ce projet réaliserait les vœux du Corbusier qui exhortait ses élèves, et notamment Jean Bossu, à aller effectuer des relevés et des dessins sur le M'zab, et juste quelques jours avant sa mort, recevait et commentait les photographies de Manuelle Roche sur le M'zab. Depuis quelques années, le M'zab est reparti vers la conquête de son rang dans le gotha mondial des lieux de l'Architecture, initie les actions qui respectent son passé et les constructions qui se fondent dans son harmonie, ses places s'illuminent et reprennent des couleurs, revient à «l'option ksourienne» historique qui privilégie de fonder de nouvelles agglomérations indépendantes pour freiner le développement continu, aménage les espaces résiduels de l'indifférence, ces produits de l'inculture des décisions hâtives prises à la légère à grands coups de feutre pour croire faire la Ville, réflexes légués par la conception de visions inadaptées. Le millénaire de Mélika (ndlr : qui devait se tenir en 2002), preuve de l'entente dans la tolérance, viendrait rappeler et prouver, s'il le faut, quelles sont les seuls moyens qui ont permis d'édifier les merveilles du M'zab et quels seront les outils requis pour affronter les épreuves fatales depuis l'entrée dans celui que nous sommes en train de vivre, plus que jamais : culture, morale et travail.