Avec Mostefaï Chawki, il reste l'un des doyens, sinon le dernier des Mohicans encore en vie du Mouvement national. Inutile de lui rappeler son âge, mais le droit d'aînesse l'autorise à accepter la révérence de ses pairs, leur gratitude et leur profond respect. Tous ses amis ou presque sont venus l'autre jour à la salle de cinéma Algeria, en plein cœur d'Alger, pour s'associer à la célébration de son 93e anniversaire et lui rendre ainsi le chaleureux hommage qu'il mérite amplement. Emu de se retrouver dans une telle ambiance pleine de nostalgie, conviviale et surtout fraternelle, Sid Ali, en renouant avec les uns et les autres, parfois avec des amis perdus de vue depuis longtemps, manifestait pudiquement sa joie d'être là, au milieu des siens. Parmi eux, le professeur Zahir Ihadaden, historien et moudjahid, qui ne tarit pas d'éloges sur son ami. Une famille modeste «Sid Ali, que Dieu le garde, est sans conteste la mémoire du Mouvement national. Il a pris part à la création du PPA pour en devenir un cadre écouté. Ainsi, il a connu tous les épisodes qui ont marqué la résistance depuis les années quarante. C'est le gardien vivant de cette période et aussi une référence pour les historiens. Mahfoud Kaddache venait souvent le consulter pour vérifier tel ou tel fait. Même les jeunes chercheurs s'adressent à lui pour qu'il éclaire leur lanterne en ce qui concerne le cheminement de la résistance algérienne. Cela se justifie par le fait que Sid Ali a vécu tous les événements de très près, donc ce qu'il dit relève de la réalité. A ce titre, c'est un repère. De plus, Sid Ali s'illustre par sa modestie, sa fidélité en amitié et sa volonté de ne jamais se soustraire à son milieu malgré toutes les vicissitudes et tous les avatars. Pour preuve, malgré son accident et sa difficulté à se déplacer (en chaise roulante), Sid Ali ne rate que rarement ses rendez-vous habituels au café Tlemçani au milieu de ses amis. On vient le voir qui pour des informations précises, qui pour être orienté. De bon cœur et sans arrière-pensée, il se plie à cet exercice. D'un autre côté et avec la franchise qui le caractérise, Sid Ali n'hésite pas à remettre les choses à leur place, à débusquer les imposteurs. C'est un sage et en quelque sorte notre Socrate à nous !», résume l'éminent professeur à l'origine de la création de l'Ecole supérieure de journalisme au milieu des années soixante. Issu d'une vieille famille algéroise, Sid Ali est né en 1921 à La Casbah d'Alger. Il a vu le jour à la rue Caton, où il a passé toute sa jeunesse, partagé entre le désir du savoir et la passion du sport. Il fit ses cours d'arabe à l'école Chabiba d'Alger, créée à quelques jours de sa naissance par des mécènes de la capitale. A l'école communale, il décrocha son certificat d'études en 1935 après avoir côtoyé le grand penseur et poète Mohamed Laïd El Khalifa, qui officiait à l'école de la Rampe Valée. Sid Ali se souvient de ses camarades de classe, qui avaient une autre passion : le théâtre. Il évoque Habib Réda, Abderrahmane Aziz, Abdelhamid Ababsa, Roudoci et bien d'autres. Son père, Mohamed, pâtissier, l'introduira dans le métier. «Mais c'était temporaire, juste pour lancer le commerce familial.» En fait, c'est son frère aîné, Abderrahmane, secrétaire au Mouloudia d'Alger, qui lui trouvera du travail en tant que facteur télégraphiste. Parallèlement, à l'instar de ses frères tous athlètes, Sid Ali s'initiera aux deux disciplines en vogue à l'époque, la gymnastique et le basket-ball notamment, où il comptera parmi les valeurs sûres du club algérois. Pour éviter son incorporation au service militaire, Sid Ali démissionne de son poste de facteur : «C'est grâce au sport que j'ai pu voyager, se rappelle-t-il. J'ai pris part à des concours en Belgique, mais aussi à Fès, au Maroc, en 1937, où on a défilé avec le drapeau marocain, en entonnant l'hymne du PPA.» Déjà imprégné de politique ? «Jeunes déjà, nous étions marqués par le sentiment nationaliste qui a trouvé un terreau fertile avec la venue de Messali, le Congrès musulman et la naissance du PPA. Grâce à mon métier de postier télégraphiste, j'ai pu approcher Hocine Lahouel, Messali et Kehal Arezki. Je leur apportais des dépêches et par curiosité de jeunesse il m'arrivait de les ouvrir et de les lire», avoue-t-il, non sans esquisser un large sourire. En 1940, un militant du PPA de haut rang fait adhérer Sid Ali au Comité d'action révolutionnaire nord-africain. L'option militaire avait été retenue. «Un groupe de jeunes nationalistes comprenant Abdoun, Asselah, Cheikh Ahmed Benhocine, Ai Hallit, Temmam et moi-même s'est réuni à la médersa Erachad à la rue Medée. Mais la répression n'allait pas tarder, puisque les militants furent arrêtés dont Benkhedda, Debaghine, Bencherchali, Djema et Mezghena, suivis par Ferhat Abbas et Abdelkader Sayah.» Dans le contexte politique de l'époque, où la France était occupée par l'Allemagne nazie, ce groupe luttait activement contre la conscription des jeunes Algériens à une guerre qui n'était point la leur, car eux-mêmes étaient victimes de l'oppression barbare du colonialisme français. Ce sont toujours ces jeunes qui prirent l'initiative de doter le Mouvement national d'un organe d'information et qui s'est concrétisé avec l'aménagement d'une imprimerie clandestine qui a donné naissance au journal historique L'action algérienne, au 18 rue d'Anfreville, au cœur de La Casbah. Grâce à son opiniâtreté et sa détermination, et mû par un sentiment nationaliste remarquable, Sid Ali accède en 1947 au Bureau politique du PPA-MTLD après avoir été responsable du parti pour le Grand Alger. Sid Ali, au sein des instances supérieures, occupera le poste de trésorier général du parti. Au démantèlement de l'OS, Sid Ali est arrêté le 8 avril 1950. Il subit les pires tortures à la villa Mahieddine – la veille il s'était réuni avec Krim et Ouamrane. Il est transféré à la prison de Tizi Ouzou puis à Barberousse où il rencontre d'anciens prisonniers, Mazouzi et Zerouali, arrêtés déjà en 1945 ! Il est transféré à Blida où, parmi les pensionnaires, figurait Benhadj Djillali. Dès sa sortie de prison, Sid Ali, las des attentes, songe avec ses camarades au congrès qui tardait à se tenir en raison des tergiversations de Messali. «En 1953, une délégation composée de Lahouel Hocine, Dahlab, Souyah et moi-même est partie voir Messali pour le ramener à la raison, mais sans résultat probant. Messali s'entête à camper sur ses positions figées». En fait, le zaïm, qui sentait le vent de la contestation venir, voulait renforcer ses pouvoirs et pensait qu'il était incontournable. «La crise, se souvient Sid Ali, est déclenchée début 1954 avec un travail fractionnel de sa part, alors que nous œuvrions pour l'unité et l'action. J'ai été arrêté le 22 décembre 1954 et libéré en mars 1955.» Engagement précoce Sid Ali est de nouveau arrêté le 26 mars 1955 avec l'équipe de l'UGTA, Bourouiba Aïssat et d'autres. S'ensuit une longue traversée. Camps de Bossuet de Berrouaghia, d'Arcole, Douéra, Paul Cazelles, Saint Leu avant d'être libéré fin octobre 1960. «En 1962, on a cessé toute activité politique parce qu'on était du groupe de Benkhedda, Kiouane et Saâd Dahlab.» Dénonçant le coup de force de Ben Bella qui a foulé aux pieds la légitimité, Sid Ali se retire chez lui, se consacrant à sa vie professionnelle. Responsable à différents niveaux, il fera valoir son droit à la retraite en 1988, après une vie bien remplie et mouvementée, c'est le moins qu'on puisse dire. Que pense-t-il de ce cheminement en jetant un regard dans le rétroviseur ? A l'Histoire qu'il interroge et à tous ses amis qui l'ont toujours entouré d'affection et d'estime, il répond avec la modestie légendaire qu'il étrenne que «tout ce qu'il a fait, il l'a fait en toute conscience». «C'était un devoir sacré, ni plus ni moins», résume-t-il, non sans stigmatiser les lendemains de la victoire obtenue en 1962. «Le pays n'a pas été dirigé comme il le fallait au moment de l'indépendance, où la légitimité a été violentée. On a préféré les béni-oui-oui et les complaisants», commente-t-il, la colère à fleur de peau. La situation actuelle ne l'enchante guère. «Trop longtemps porté, le casque déforme la tête», dit le vieil adage arabe. Et la pire maladie qui puisse frapper un homme est de désirer le pouvoir sans avoir les facultés nécessaires pour l'exercer. Et puis, un pouvoir n'est vraiment pouvoir que du consentement de ceux qu'il gouverne. Tout est dans le consentement, toute autorité prenant ailleurs ses assises est infirme et vulnérable. Vibrant hommage Tous ses amis, visiblement gagnés par l'émotion, ont témoigné leur gratitude, leur reconnaissance pour un homme d'envergure qui a placé l'intérêt du pays avant tout autre considération, comme l'a souligné le Dr Lamine Khene, ancien cadre de la Révolution, qui entretient une amitié vieille de plusieurs décades avec Sid Ali, Mechati, Mohamed, membre des 22, Sadek Keramane, le professeur Messaoud Djennas, Sid Ali Bouzourene, Hamid Dali, Réda Bestandji, Zoulikha Bekkadour, Mourad Benabou, qui n'étaient pas peu fiers de participer à cet acte mémoriel d'importance qui tord le cou à la culture de l'oubli. «Il n'y a pas meilleure façon d'honorer notre frère Sid Ali que de lui demander d'écrire ses Mémoires s'il ne les a pas déjà commencés ou même terminés», commente Tahar Gaïd, islamologue et ancien ambassadeur. «C'est qu'il est un monument de l'histoire du Mouvement national et notre jeunesse a besoin d'apprendre de lui beaucoup de choses.» Chergui Brahim, le compagnon fidèle, ancien chef politique de la zone autonome, dresse un tableau élogieux, sans excès de zèle et pas du tout complaisant, tient-il à préciser de Sid Ali, dont le parcours combatif et plein d'espérance avait été décliné à travers une conférence animée par l'historien Daho Djerbal. Si le geste du maire d'Alger-Centre, coorganisateur de cette cérémonie qui a offert au récipiendaire un burnous revêt toute une symbolique et n'est guère passé inaperçu, l'apparition de la valeureuse moudjahida, Annie Steiner, qui a remis une belle gerbe de fleurs à Sid Ali a été un moment émouvant qui rappelle que la lutte de libération a été portée par tous les Algériens indépendamment de leurs origines, de leurs convictions religieuses ou de leur idéologie. «Ça aussi a fait la grandeur de notre combat et sa dimension universaliste qui a inspiré d'autres peuples à s'insurger contre les ordres injustes établis et contre toutes les oppressions», glisse Brahim Chergui. Le cercle des amis de La Casbah, représenté par Aouedj Yacine et le président de l'association des Amis de la rampe Louni Arezki, Aït Aoudia Lounis, maîtres de cérémonie qui ont veillé à la réussite de cette manifestation peuvent pavoiser. Ils ont été à la hauteur de l'homme qu'ils ont superbement honoré… C'est un devoir de citoyen, c'est un devoir de mémoire !