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La vallée de M'zab ne brûlera pas
Publié dans El Watan le 05 - 02 - 2014


Ghardaïa. De notre envoyé spécial

Ammi Ahmed, septuagénaire, notable des ksour de Ghardaïa, ne réalise pas encore ce qui est arrivé à sa vallée. C'est comme s'il se réveillait d'un interminable cauchemar. «C'est comme une tempête du désert, subitement la ville a plongé dans une violence incontrôlable. J'ai vécu les événements de ces cinquante dernières années, mais cette fois-ci je crois nous avons franchi un cap dangereux. Ça a dépassé le cadre de simples heurts. C'est un plan diabolique», dit-il en priant Dieu de préserver les siens.
Tout a commencé le 15 décembre passé, lorsque des jeunes se sont rassemblés devant le siège de la wilaya pour réclamer l'affichage de la liste des bénéficiaires de logements. Les choses auraient pu en rester là si le wali avait anticipé les événements. Mais le coup était déjà parti. Après le sit-in devant le siège de la wilaya, les jeunes occupent la voie publique – malgré l'affichage de la liste de logements – et multiplient les intimidations contre des commerçants mozabites. Le 18 décembre, le magasin de M. Ballouh est vandalisé et pillé. Le lendemain, tous les commerçants mozabites se mettent en grève et exigent de la sécurité.
Le wali s'engage, mais sur le terrain rien ne change. «Une bande de voyous sème la terreur dans la ville sans que les pouvoirs publics ne bougent le petit doigt. Ils sont tous connus de la police, des trafiquants de drogue et des repris de justice qu'on laisse imposer leur diktat dans la ville», assure Khoudir, du Comité de coordination et de suivi (CCS, une cellule de crise installée lors des événements). Constatant la défaillance des forces de police, les commerçants mozabites se chargent eux-mêmes de la protection de leurs commerces.
Une police permissive
A Ghardaïa, «des quartiers de non-droit sont sous contrôle des barons de la drogue que la police n'arrive pas ou ne veut pas pacifier», assurent de nombreux notables de la vallée. Des quartiers qu'un officier de police a qualifiés «Mexique» ! Agissant en toute impunité, ces groupes de personnes multiplient les provocations et intimidations, sous l'œil passif des forces de l'ordre, jusqu'à atteindre l'inimaginable. Le 26 décembre, une meute de jeunes et d'adultes chauffés à blanc ont «creusé» une brèche dans le mur du cimetière Cheikh Salah et ont commis des profanations. La tombe de Ammi Saïd et le mausolée de Cheikh Ammi Moussa ont été, curieusement, les cibles privilégiées des agresseurs. Ammi Moussa était le premier notable mozabite à avoir permis aux Arabes de s'installer dans la vallée du M'zab. Curieux retournement de l'histoire. Le cimetière était bondé de monde, dont des dizaines de policiers en tenue qui n'ont rien fait pour empêcher le sacrilège.
Cet acte a plongé la population mozabite dans l'émoi. Le choc est total. L'agression de trop. «C'est anormal. C'est une intelligence mafieuse qui cherchait une réaction violente, sachant le symbole puissant que représente Ammi Saïd dans la conscience des Mozabites. Celui qui était derrière cet acte abominable voulait certainement provoquer l'irréversible. C'est une donne nouvelle dans l'histoire du conflit», regrette Ahmed Bekelli, figure intellectuel et sage du ksar de Thajmint (El Atteuf). Pour ce sage mozabite, auteur du livre De l'histoire des ibadites au Maghreb et qui a traduit La Terre et le sang de Mouloud Feraoun vers l'arabe, la profanation de la tombe de Ammi Saïd sans que les forces de l'ordre réagissent soulève de grandes inquiétudes qui dépassent les frontières de Ghardaïa. «La profanation de la tombe de Ammi Saïd est un plan machiavélique qui cache des visées redoutables. Bien malin celui qui dira où sont les tenants et les aboutissants de cette forfaiture», s'inquiète-t-il. La profanation des tombes a été la provocation suprême pour les Mozabites, qui ont décidé de réagir pour se défendre. «On peut tout pardonner, sauf s'attaquer à la tombe de Ammi Saïd.
C'est notre âme, notre histoire et notre identité», tance un jeune Mozabite qui dit «défendre avec force la mémoire des M'zab». La sociologue Fatma Oussedik, qui travaille depuis des années sur la société mozabite, a eu raison de dire qu'«il n'est pas anodin que l'Atelier du M'zab, lieu de mémoire, que le cimetière Ammi Saïd, lieu de mémoire, aient été vandalisés». Effectivement, l'épisode du cimetière a été un moment de basculement dans la crise. Plusieurs foyers de tension entrent en irruption dans différents coins de la vallée. Le feu est partout et menace sérieusement Ghardaïa. La situation est hors de contrôle. La police est accusée de prendre le parti d'un groupe contre l'autre. «Quand j'ai vu la police de mon pays se ranger du côté de ceux qui ont profané des tombes et vandalisé nos maisons, je me suis senti abandonné par l'Etat. La police n'a pas fait son travail avec la neutralité exigée», s'indigne Mohamed Tounsi, un des notables du ksar Ath Mlékichth. Il a fallu l'arrivée de la gendarmerie nationale – triomphalement accueillie par les Mozabites – pour imposer «la paix» après de longues journées d'affrontements violents.
Les attitudes opposées de la police et de la gendarmerie est vite perçue par les habitants de Ghardaïa comme un signal inquiétant. «Se passerait-il quelque chose en haut, au pouvoir», s'interrogent-ils. Une guérilla urbaine s'installe à 600 kilomètres d'Alger, qui ne semble pas broncher. Vraiment ! Ce jour-là, l'Etat a pris un sérieux coup. La police était-elle incapable de garantir la sécurité des personnes et des biens ? A-t-elle laissé faire ? De nombreux témoignages parlent plutôt «de laxisme et de laisser-aller des autorités et des services de sécurité». Le comportement des forces de police en a dérouté plus d'un. Chercherait-on à brûler la vallée du M'zab ? Dans quel objectif ? Pourquoi la gendarmerie a-t-elle pu maîtriser la situation et non la police ? Tant de questions qui remontent jusqu'à Alger pour trouver des réponses.
Le jeu trouble des Salafistes
Si la vallée du M'zab est, depuis des décennies, installée sur une faille sismique sur fond de tensions communautaires larvées et entretenues, un nouvel élément, tout autant redoutable, vient se greffer : le phénomène salafiste. Cette tendance de l'islamisme radical s'est implantée depuis quelques années dans la vallée et prend de plus en plus d'ampleur. Ce mouvement, qui recrute dans les milieux défavorisés et chez les jeunes livrés au chômage, est parvenu à contrôler des mosquées. Le quartier Hadj Messaoud est l'un de leurs fiefs. «Il contrôle la mosquée El Fath mitoyenne de l'hôpital de Ghardaïa et celle du quartier Hadj Messaoud», observe un cadre de la ville. Surfant sur un «racisme ordinaire anti-mozabite, les salafistes titillent la fibre sensible d'une partie de la population pour s'attaquer aux ibadites», remarque Mohamed Hamouda, consultant dans la société civile.
Pour lui, le grand danger qui menace la vallée du M'zab est ce mouvement qui nous vient d'Arabie Saoudite. «Dans leurs prêches et leurs discours, ils s'attaquent ouvertement aux rites ibadites. Ils vont jusqu'à légitimer le meurtre des Mozabites et la destruction de leurs biens», ajoute encore M. Hamouda. La connexion de ce mouvement avec le milieu de la drogue est «manifeste», assure-t-on à Ghardaïa. Pour beaucoup de Mozabites, les salafistes ont «conditionné et manipulé ceux qui s'en sont pris au cimetière Ammi Saïd». «Il y a un discours religieux extrémiste qui conditionne le comportement d'une frange de la société et qui légitime des actes de profanation des tombes mozabites», lance, catégorique, Ahmed Bekilli. Des Mozabites assurent que beaucoup de militants salafistes étaient présents lors de la profanation et de la destruction du mausolée Cheikh Moussa. Lors des journées de violences, l'Office de protection de la vallée de M'zab (OPVM) – la mémoire de la vallée – a curieusement été brûlé, entraînant la disparition d'archives anciennes de grande valeur culturelle et historique. «L'un des dangereux problèmes qui empoisonnent la vie non seulement ici à Ghardaïa, mais dans toute l'Algérie, est le salafisme. L'Etat doit rapidement agir. Les plaies de la décennie noire sont encore ouvertes», met en garde Mohamed Djelmami.

Stigmatisation du Mozabite
Sur un terrain aussi hétéroclite qu'instable, différents intérêts convergent en période de troubles. La vallée de M'zab est un passage important sur les routes de la contrebande et du trafic de drogue. L'affaiblissement de l'organisation d'une société, qui fait aussi la part belle aux trabendistes en tout genre, «explique combien il est nécessaire pour nombre de prédateurs de briser l'organisation sociale susceptible de faire barrage à une gestion dérégulée de la région», analyse la sociologue F. Oussedik. Pour les vieux Mozabites, la persécution ne date pas d'aujourd'hui, elle remonte aux premières années de l'indépendance. Ceux qui avaient pris le pouvoir à l'indépendance ont construit un discours de rejet et de stigmatisation (lire l'interview). Ahmed Bekkilli se rappelle des articles de presse traitant de façon négative tout ce qui a trait au M'zab durant la période du parti unique. Les jeunes générations mozabites ont vu dans l'attitude de la police et des pouvoirs publics, durant les événements, la manifestation d'un racisme ordinaire et d'une volonté de «casser» du Mozabite.
Le lieu où s'exprime fortement ce rejet est l'administration publique dans laquelle la proportion de Mozabites, au mieux, ne dépasse pas les 5%. Plusieurs témoignages affirment que les recrutements se font de manière sélective. «Vous êtes Mozabite avec un CV bien étoffé, on vous recale au profit d'un autre candidat moins compétent», témoigne le docteur Brahim Bouamar, interniste, qui parle de «main basse sur l'administration locale». «Les rares Mozabites qui y travaillent passent leur temps à faire attention de peur de glisser sur une peau de banane. Ils sont persécutés», poursuit-il. Hamou Mesbah, actuel fédéral du FFS, ancien président du Racing club du M'zab, se rappelle de ses démêlées avec l'ancien wali Othmani. «A chaque fois que nous le sollicitons pour une subvention pour le club, il pose la condition de d'enlever le M de M'zab.» Au niveau de la justice, dès qu'un Mozabite est présenté devant le procureur, «c'est la détention provisoire systématique alors que des barons de la drogue et des gangs se promènent librement dans la ville», témoigne M. Djelmami.
Autre aspect à travers lequel se manifeste cette attitude des représentants de l'Etat : le foncier, qui élimine systématiquement les Mozabites. «On observe que la nature des distributions de terrains et de logements par les représentants de l'Etat contribuent à cette mise en minorité des habitants ibadites du M'zab», remarque Fatma Oussedik. Par d'autres canaux parallèles, tout un discours antimozabite est pernicieusement entretenu. «C'est une société fermée, des kharidjite. Ce sont des juifs! Ils n'ont pas participé à la guerre de Libération nationale», propage un jeune qui était actif dans le mouvement des chômeurs du Sud. La propagande est sciemment entretenue pour installer des clivages sur un terrain ethnico-identitaire. Les élites mozabites rejettent avec force ce prisme et posent le problème en terme d'absence de volonté politique du pouvoir à apporter des réponses rationnelles aux crises qui secouent la société.
«C'est un pouvoir qui a de tout temps opposé les populations les unes aux autres pour se maintenir. Il joue avec l'unité nationale. La diversité culturelle, linguistique et civilisationnnelle forme la richesse et la force de notre pays. Arrêtons de les attiser», analyse Mohamed Hamouda. Les Mozabites n'ont cessé de marteler, lors des sanglants événements, que le problème réside dans l'insécurité et l'incapacité des pouvoirs publics à s'incarner comme une autorité intangible. «Nous n'avons jamais posé le problème en termes ibadites-malékites ou Mozabites-Arabes, mais avec la persistance du pouvoir (central ou local) dans sa logique régionaliste et clientéliste, les lignes de clivage peuvent bouger», avertit un jeune Mozabite. Les décideurs politiques sont prévenus.


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