C'est à plus de 57% que les Suisses ont voté le 29 novembre pour l'interdiction de la construction de minarets. Un vote qui cache une peur de l'Islam, une islamophobie propagée par la droite populiste. Dans les mosquées, le malaise est perceptible. Zurich, Fribourg, Genève : De notre corespondant « De toute façon, je suis obligé de me taire. Comment veux-tu que je dise aux Suisses que ce vote est un scandale, une insulte, un rejet. Mon statut est précaire. Je peux perdre mes papiers, mon permis B, pour un rien. Alors je ferme ma gueule ». Hichem, algérien, la trentaine, habite au cœur de la cité de la Limmat depuis une dizaine d'années, à l'ouest de Zurich. Rencontré à la sortie de la mosquée Cheikh Zeid, quelque temps avant le référendum sur l'interdiction de la construction de minarets dans le pays, il ne voulait même pas débattre du sujet. Mais dimanche dernier, le verdict est tombé : l'initiative de la droite populiste a été acceptée à 57,5% des voix. Aujourd'hui, la Suisse doit assumer cette vague de xénophobie même si une partie de la population dit ouvertement sa honte de l'Helvétie d'aujourd'hui. A l'instar des rassemblements spontanés qui ont eu lieu, à Genève, Lausanne, Berne et à Zurich pour protester contre l'approbation de l'initiative, des veillées de 15 minutes sont prévues pour dénoncer l'islamophobie. Mais le mal est fait pour les musulmans de Suisse avec l'introduction dans la Constitution helvétique des « lois d'exception » qui rappellent les lois de Nuremberg. « Une montée de l'intolérance qui fait peur ». L'imam Emad Abdalla, bien assis derrière son bureau au deuxième étage de cette maison bourgeoise transformée en lieu de prière, reconnaît que les semaines précédentes, le débat sur les minarets est resté au seuil de la mosquée... « J'ai préféré évoquer l'unité des musulmans. Dans nos lieux de prière, nous parlons de Dieu, pas de politique. » Et puis, ce jeune théologien dont les pieds nus foulent le tapis vert couvrant le sol du lieu de prière avoue qu'il ne maîtrise pas bien le dossier. Il a débarqué il y a deux mois d'Egypte où il a étudié la science islamique dans la prestigieuse université Al Azhar, le Vatican des musulmans sunnites. « Moi qui pensais vivre dans une communauté en paix, je me rends compte qu'ici, c'est comme un volcan. » La faute au vote sur les minarets bien sûr. Devant les 300 fidèles présents à la prière du vendredi, dont beaucoup viennent des pays du Maghreb, il a préféré parler de solidarité. Troisième religion de Suisse « Les seuls problèmes que je vois ici pour l'instant, ce ne sont pas les minarets. Mais bien les problèmes économiques. De nombreux musulmans sont au chômage. Certains se sentent rejetés. Ils le vivent mal. » Lui leur explique les lois suisses. Et il leur conseille de s'intégrer, d'apprendre l'allemand comme lui l'a fait pendant dix ans en Egypte. « Je vais rester ici une année. J'ai aussi besoin de temps pour m'intégrer. » Une année ! Emad Abdalla n'imagine pas sa chance. Dans la mosquée turque de Markez Djamii, sise à la Kochstrasse, à quelques minutes à pied du terrain de football du Letzigrund, l'imam Feridum Hava sait qu'il ne pourra rester que trois mois en Suisse. Comme Emad Abdalla, c'est un religieux importé. Emir, 31 ans, est un ingénieur en informatique formé notamment à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. « Il est très difficile d'obtenir des permis de travail pour des religieux musulmans. Voire impossible », dit-il. Et les former en Suisse ? « Comment voulez-vous que nous les formions nous-mêmes ? », répond Burak Emir. « On espère que les autorités prendront leurs responsabilités. » Il vient d'arriver de Hollande où l'Etat turc l'a envoyé en mission durant un an alors que sa famille, sa femme et ses quatre enfants sont en Turquie. Son salaire : un dédommagement de 1000 francs par mois (environ 65 000 DA). Son statut : précaire. Et son avenir n'est pas en Suisse, sourit-il. « En tout cas, pour l'instant. » Lui constate : « Les politiciens suisses ne savent pas de quoi ils parlent quand ils évoquent l'Islam et la communauté musulmane très balkanisée. Qui sont d'abord ces musulmans ? Des albanophones, des turcophones, des arabophones, des Suisses, des étrangers de passage, des secondos, des intégristes, des sunnites, des malékites, des salafistes, des laïcs... ? » Si l'imam estime que les minarets ne sont qu'un détail, il ne comprend en revanche pas l'acharnement de l'Union démocratique du centre (UDC) à présenter les musulmans comme des terroristes. « Comment les jeunes musulmans nés en Suisse vont-ils se sentir si la société les prive de leur droit de pratiquer leur religion ? » Burak Emir est d'accord : « Pour commencer, j'attends de voir les autorités nous rendre visite à la mosquée. Nous avons l'impression que les gens ont peur de se mélanger à nous ! » Cet Islam souterrain, qui se vit au jour le jour à l'ombre de la société helvétique, se retrouve aussi à Fribourg. Coincé entre un kebab, des garages et un centre commercial, le centre de prière de la rue de l'Industrie, à deux pas de l'université, est plein à craquer. L'imam, un Libyen installé depuis de nombreuses années dans le canton de Fribourg, exhorte les musulmans à ne pas s'éloigner des préceptes d'Allah. Mais de la question des minarets, rien dans les propos de cet imam bénévole. Difficile dans ces conditions d'être un modèle d'intégration... Même constat à Bienne, où le cheval de bataille de l'UDC n'a jamais été évoqué, officiellement du moins. « C'est la démocratie, et quelle que soit la décision, nous l'acceptons », plaident les musulmans rencontrés. Et c'est aussi ce qu'on entend à Genève, devant la grande mosquée du Grand-Saconnex, dotée d'un minaret depuis sa construction en 1978. En trente-et-un ans d'existence, ce symbole haut de 22 mètres n'a jamais dérangé. « Nous n'avons rien à dire aux Suisses. Ils font comme ils veulent. » Cela n'empêche pas les musulmans de regretter qu'il faille une attaque de l'extrême-droite pour révéler une communauté oubliée jusqu'à aujourd'hui. Malgré le nombre de ses fidèles, qui sont plus de 300 000 en Suisse, dont 70% de non-pratiquants. « Nous n'avons pas besoin de minarets », plaide le Genevois Mabrouk. « Mais d'imams formés, de lieux de prière visibles et ouverts à tous. La troisième religion de Suisse se cache dans des trous pour prier. » Son regret, comme celui du Zurichois Burak Emir : que les politiciens ne viennent jamais à la rencontre des musulmans. Et qu'ils parlent sans savoir. « Nous leur ouvrons nos portes. Le problème, c'est que cela ne les intéresse pas. » Seul point positif, l'UDC aura réussi là où les musulmans eux-mêmes ont échoué : mettre fin à la balkanisation de leurs communautés. « C'est déjà ça », indique Burak Emir avant d'enfourcher son vélo et de retourner à son travail. Le chantier ne fait que commencer. Rappel Les sondages avaient prédit que 35% des votants pourraient dire « oui » à cette initiative lancée par l'Union démocratique du centre (UDC, droite populiste) et la droite évangéliste. Dimanche, ils ont été plus de 57% à voter pour l'interdiction de la construction des mosquées. L'affaire remonte à début octobre : une des affiches du Comité d'initiative piloté par l'UDC avait créé la polémique. On y voyait le drapeau helvétique hérissé de minarets et une femme voilée au regard menaçant. Certaines villes, dont Bâle, Lausanne, Fribourg et Neuchâtel, l'ont interdite, jugeant le message discriminatoire et haineux, et craignant pour la paix sociale. Au contraire, Zurich et Genève ont estimé crucial de préserver la liberté d'opinion publique. La Suisse n'abrite à ce jour que 4 minarets sur 200 lieux de culte et de prière pour musulmans.