Suite à sa récente disparition, nous tenons à rendre hommage à un ami, un journaliste exemplaire, Mohand Saïd Ziad. En relisant le texte qu'il avait consacré à un mois de Ramadhan quelques années après notre indépendance, des images ont envahi notre esprit. Nous le revoyons en compagnie du «carré d'as», Bouchek le psychiatre, généreux ami des escargots, Yacine le poète, Issiakhem le peintre qui dérange, et Ali Zamoum le maquisard. Il les rejoignait souvent pour des parties de dominos très animées. C'est ainsi que nous l'avons connu et que notre amitié s'est nouée. M.S.Z. était fort apprécié de notre milieu, non seulement pour ses articles de qualité, mais aussi pour sa personnalité sympathique et généreuse. A l'époque, on le surnommait «cœur d'artichaut» car il était tout le temps amoureux. Le texte de Ziad sur le Ramadhan remonte aux années 1960, lorsque son journal, Algérie Actualités, (AA pour les fidèles) lui avait confié une mission à Bouchaoui, ex-domaine Borgeaud, pour célébrer les mérites du comité de gestion, symbole fort en ces temps-là. A son arrivée, M.S.Z. avait été accueilli par le président du comité, un vieil homme chaleureux qui avait travaillé plus de 40 ans avec Borgeaud. Il connaissait tout de la terre et des hommes. Il promena notre ami journaliste à pied à travers l'immense domaine pour lui faire visiter les jardins maraîchers, les vignobles, les vergers, les étables et même la forêt. En chacun de ces lieux, les haltes étaient longues car notre homme tenait à raconter à M.S.Z. tout ce qu'il savait : l'histoire du domaine, la production passée et présente, le développement et l'évolution de chacun des secteurs, etc. Il lui présentait aussi tous les travailleurs qu'ils rencontraient en indiquant leur nom, leur situation familiale et le travail qui était le leur. Il ajoutait même quelques détails ou anecdotes se rapportant à leur vie familiale, à la santé ou à la scolarité de leurs enfants. M.S.Z. était passionné. Il écoutait avec attention le vieil homme et prenait des notes sans arrêt. La journée fut longue mais riche, si riche qu'ils ne virent pas le temps passer. Quand la nuit commença à s'étendre, ils se rappelèrent soudain que c'était le Ramadhan et que l'heure du ftour avait sonné depuis un moment. Alors, le vieux paysan invita affectueusement le jeune journaliste à rompre le jeûne avec lui. Il le dirigea vers un lieu approprié, au pied d'arbres centenaires, et tous deux après avoir enlevé les petits cailloux et les brindilles s'assirent à même le sol, chacun adossé à un arbre. Le vieux sortit de sa sacoche une demi-galette qu'il coupa à parts égales du tranchant de la main, puis deux oranges et un couteau — qui ne le quittait jamais, avait-il précisé à Mohand Saïd. Après avoir épluché les oranges avec application, sans leur infliger la moindre blessure, il distribua le repas et souhaita bon appétit à notre ami. Dans son article, M.S.Z. rend compte de sa journée avec amour. Il dit que son repas fut l'un des plus beaux moments de sa vie et il se lance, par la suite, dans une glorification passionnée de l'autogestion. Il est vrai que nous étions tous, à l'époque, défenseurs et amoureux de ce modèle économique et social. En ce temps-là, un poète courageux, nommé Jean Sénac, rendait hommage à la femme en écrivant : «Tu es belle comme un comité de gestion.» Quelle époque ! C'était aussi celle où AA, hebdomadaire courageux et insolent, publiait des dessins d'Issiakhem, légendés par Kateb Yacine. Deux d'entre eux nous avaient particulièrement marqués. Le premier représentait d'énormes minarets, avec ce commentaire : «Ces fusées qui ne décolleront jamais». Le second, qui montrait une dizaine de vieillards assis, adossés à un mur, était accompagné de cette phrase : «Nos ancêtres sont dans la rue». Comment donc ne pas rendre hommage à notre ami M.S.Z. qui nous a appris à connaître et ces gens et ces lieux, à aimer notre pays ? Cet homme qui a terminé sa vie en cultivant des roses en Kabylie, dans son village natal, Djemaâ Saharidj, n'a jamais éprouvé ni rancœur ni animosité à l'encontre des patrons de presse qui l'avaient injustement licencié au crépuscule de sa vie. Une grande leçon d'humanité !
P. S. : C'est en présence d'une foule dense, dans une atmosphère chargée de peine et de tristesse, que Mohand Saïd a été mis en terre le lundi 31 mars dernier à Djemaâ Saharidj, son village natal, ex-petit village accueillant, sympathique et verdoyant, aujourd'hui gros bourg délabré envahi par le béton, le parpaing, la poussière, les bagnoles, gros bourg où les roses ne pousseront plus.