« La politique est plus dangereuse que la guerre. A la guerre vous ne pouvez être tué qu'une seule fois. En politique plusieurs fois » W. Churchill L'homme est entier, mais aussi multiple. Et s'il y a bien une chose qu'il ne conçoit pas, c'est qu'on veuille le ranger dans une case par peur d'être réduit et embrigadé. « Même le FLN je n'y ai pas adhéré. La fin tragicomique du congrès de Tripoli m'en a dissuadé. » Révolté plus que révolutionnaire, Mohamed Mechati, à bientôt 90 ans, garde toujours la même verve, le même verbe, la même lucidité et surtout une mémoire phénoménale. Membre du groupe des 21 qui allait insuffler la dynamique de l'action qui a amené à la déflagration libératrice, Mohamed garde un œil critique sur la vie politique et ses aléas. Issu d'une famille modeste de Constantine, il y est né le 4 mars 1921. C'est à Sidi Bou Anaba, rue du 3e Zouave, qu'il a grandi et obtenu son certificat d'études à l'école Arago. Il fait ensuite l'apprentissage en dinanderie, chaudronnerie, l'ajustage et le dessin industriel pour terminer à l'école pratique d'industrie de Bab El Kantara. Ce parcours, souligne Mechati, n'a pas été accompli sans sacrifices vu la situation précaire de la famille originaire du douar Mechat, entre El Milia et Collo. « Mon grand-père Boudjemaâ, faisait le va-et-vient entre le douar et Constantine pour vendre la récolte d'huile d'olive de ses parents. Il avait loué une petite échoppe au foundouk ezzit au centre-ville, s'y était marié et installé définitivement. Il a eu deux enfants, mon père Tahar, né en 1865 et son frère aîné, Abderahmane, qui étaient tous deux savetiers. » Après avoir acquis un métier, Mohamed se retrouva chômeur, faute d'emploi. Il finira par s'engager dans l'armée, « précisément au 7e régiment de tirailleurs algériens à Constantine. En tant qu'indigène, l'engagement minimum était de 7 ans. Difficile après de retourner normalement à la vie civile. On est déstabilisés, lessivés. Je me suis retrouvé dans une section de transmission radio de 1938 à 1939. J'ai fait la campagne de Tunisie au front face à l'armée italienne, mais on n'a pas tiré un seul coup de feu. La France avait capitulé ». Impliqué dans la seconde guerre mondiale En 1942, Mohamed renoue avec la Tunisie pour contrecarrer les visées des troupes de Römmel. Une année après, son régiment débarque près de Naples. Quelques mois plus tard, il fait la campagne de Monte Cassino. « Les Allemands avaient lâché pied et on a libéré Rome et Sienne. » S'ensuivirent le débarquement en Provence, la campagne des Vosges, la libération de l'Alsace-Lorraine suivie d'une entrée victorieuse en Allemagne. Le 5 mai 1945, son régiment se replie à Marseille pour rentrer en Algérie. « C'est là que j'ai appris ce qui s'était passé chez nous. Alors que le monde entier festoyait, mes frères étaient massacrés en Algérie. J'en étais fou de rage. » De retour à Constantine, Mohamed qui était sergent-chef est sollicité par la hiérarchie militaire pour devenir officier. « Mais j'ai refusé malgré tous les chantages. Mon engagement politique réel date de septembre 1945. En vérité, mon rapport avec le parti s'était produit en 1936 à l'Etoile nord-africaine aux côtés de mes anciens copains de l'école coranique de Sidi Abdelmoumen, Omar Benmalek et Lakhdar Hiouani. On apprenait Fidaou El Djazaïr qu'on chantait à tue-tête sans connaître sa signification. C'est mon cousin Rachid Kerouaz qui a éveillé ma conscience politique en m'intégrant dans une cellule du PPA. » En 1947, l'OS le choisit en sa qualité de militaire pour faire partie du noyau dur. En 1948 il est déjà l'un des lieutenants de Boudiaf, alors responsable de l'organisation à Constantine. Aït Ahmed premier responsable de l'organisation, recherché et impliqué dans la crise dite berbériste de 1949, est éloigné au profit de Benbella et Boudiaf. Ce dernier désigne Mechati à Alger où il active jusqu'en mai 1950. « Après l'affaire de Tébessa et les arrestations qui s'ensuivirent, l'OS fut dissoute. On nous a alors versés dans le politique. » Les Constantinois se retrouvent en Oranie pour renforcer le MTLD. Mais le parti divisé est malade. « Messali rue dans les brancards en taxant les Centralistes de déviationnistes alors que ces derniers le traitent de mégalomane. Un déchirement terrible. On s'est entretués. Lahouel , SG du parti était partisan du passage à l'action. Il fait appel à Boudiaf qui se trouvait en France pour créer le CRUA. » « Boudiaf a préféré jouer en solo en reniant Lahouel et le CC. Au lieu de faire appel aux chefs de région, il a préféré 16 gars de Constantine, la région où il a activé, 4 d'Alger et un seul de l'Oranie. Comment peut-on expliquer cette démarche ? Boudiaf a fait fi de l'autorité qui le chapeautait. Il a fait un coup de force. C'est un dictateur et moi je n'aime pas la dictature. Cela dit, je n'ai aucun problème personnel avec lui, malgré nos différends stratégiques. » En octobre 1954, malade, Mechati est évacué à Lyon où il est admis dans un sanatorium. « A l'époque, c'est Gheras Abderrahmane qui était responsable du FLN dans la région. Quand j'ai quitté l'hôpital, je me suis engagé à ses côtés en fondant la première Fédération de France du FLN au début de 1955. On a fonctionné comme on a pu contre la police et les Messalistes. On a même été à l'origine de la parution de Résistance algérienne, premier journal de l'Algérie combattante. On a activé ainsi jusqu'en août 1956, date de mon arrestation et mon incarcération à la Santé où on s'est retrouvés avec les 5 historiques arrêtés après l'arraisonnement de leur avion. » Mohamed y restera jusqu'à fin septembre 1961 où il bénéficie d'une liberté médicale, avec résidence surveillée à Rennes. Il décline plusieurs postes En 1962, Khemisti, ministre des Affaires étrangères, le propose à la tête de l'Amicale des Algériens en France, mais Mechati refuse, préférant se soigner en subissant deux opérations à la gorge et aux intestins. De nouveau, il est sollicité pour devenir consul général à Lille, mais il décline l'offre. Il est chargé d'affaires pour ouvrir une ambassade en Allemagne. Il y restera 14 mois avant d'être rappelé à Alger, où une sombre affaire de gestion le mènera à la prison d'El Harrach où il restera 5 jours, « qui compteront plus que les cinq ans passés en prison en France. Car l'affaire était montée de toutes pièces pour une somme minable. On voulait me nuire, c'est tout. Heureusement que les tribunaux ont conclu à mon innocence ». Fonctionnaire aux ministère des Affaires étrangères, Mechati est nommé consul général à Genève en 1982, puis ambassadeur en Hongrie en 1985/1986, avant d'être admis à la retraite en 1987. Mechati consacre son temps à l'écriture et aux témoignages. Epris de justice, il est de ceux qui pensent que les pouvoirs en place n'ont rien fait pour regagner la confiance du peuple. « On est passés du parti unique au multipartisme unique », ironise-t-il avant d'ajouter plus sérieusement qu' « il n'existe pas d'opposition réelle, de contrepouvoir, permettant une activité politique sérieuse à l'échelle nationale critiquant le pouvoir, pour le contraindre par des propositions et des suggestions sérieuses à une autre politique ». La jeunesse est une bombe à retardement Pour lui qui paraît sévère dans ses appréciations, « nous sommes toujours sous le diktat du système engendré par le parti unique. Le FLN de Novembre 1954 a été constitué à l'époque en parti unique, par mesure de stratégie pour permettre de rassembler toutes les forces du peuple et de combiner leur action dans la lutte contre l'ennemi commun. D'autres FLN lui ont succédé de 1962 à nos jours. Tous ont essayé depuis de s'organiser, de se réorganiser, de se sourcer, de se ressourcer, de se structurer, se restructurer sans fin pour se donner l'image du FLN de 1954, dont ils se réclament sans pudeur et dont les résultats de leur action ont conduit le pays à la ruine dans tous les domaines. Tous ont vécu dans les intrigues, les luttes de clans et les règlements de comptes ». Observateur avisé, Mechati dit vivre les tourments du pays douloureusement. « Ceux qui ont sacrifié leur vie pour ce pays accepteront-ils un jour que leur combat fût vain, en constatant tant d'inégalités, tant d'injustices, tant de hogra », clame-t-il en dénonçant par ailleurs l'islam politique, à l'origine de la fitna. « Il faut absolument dissocier le temporel du spirituel si nous voulons vivre en convivialité, en bonne harmonie, en paix avec nous-mêmes et avec autrui. » Militant des droits de l'homme, Mechati avait adhéré à la ligue éponyme aux côtés de Miloud Brahimi. Pourquoi ? « J'y ai vu un contrepouvoir non pas au sens d'un parti politique qui chercherait à prendre le pouvoir, mais pour servir de contrepoids au pouvoir, pour servir de soupape de sécurité et prévenir tous les abus qui pourraient toucher le citoyen dans sa dignité et son intégrité physique. Entre ma mère et la justice, sans hésiter je choisirais la justice. Hélas je crois que dans ce domaine on n'a pas beaucoup avancé, au vu des nombreuses atteintes faites aux droits des citoyens… » Témoin de son époque, Mechati a consigné son parcours dans un ouvrage paru récemment aux éditons Chihab. « C'est le moins que je puisse faire, car l'histoire de notre pays reste à écrire. Seulement, il faut donner leur dû et pas plus à nos symboles, ni les glorifier ni les réduire. Ceux qui ne veulent pas que l'histoire soit écrite sont ceux-là mêmes dont elle ne fait mention nulle part. Il faut lutter contre la culture de l'amnésie et combattre avec force ceux qui portent atteinte à notre honneur et à notre dignité », assène-t-il bruyamment. Mechati conclut avec cette note d'espoir : « A l'occasion du match Algérie-Egypte, on n'a jamais vu le drapeau algérien autant déployé par le peuple uni dans la joie. C'est une note d'espoir. Un appel auquel le pouvoir doit répondre, non pas de manière politicienne, mais dans la prise en charge des problèmes réels des citoyens, notamment des jeunes, cette énergie formidable prête à exploser… Les dirigeants sont avertis. Ils doivent bien méditer la leçon… Parcours : Mechati, issu d'une famille modeste, est né le 21 mars 1921 à Constantine. Jeune, il s'engage dans l'armée et participe à plusieurs campagnes lors de la Seconde Guerre mondiale. Démobilisé en 1945, il est au PPA, à l'OS, au MTLD et au CRUA. Il fait partie du groupe des « 22 » qui ont déclenché la Révolution. Malade, il se rend début octobre 1954 en France, où il se fait soigner à l'hôpital Pierre Benite de Lyon. A sa sortie, il est membre de la Fédération de France du FLN. Il est arrêté en août 1956 et incarcéré dans différentes prisons de France. Il est libéré en 1961. A l'indépendance il occupera plusieurs postes diplomatiques à l'étranger. Il est admis à la retraite en 1987. Esprit libre, il est toujours en guerre contre les injustices, les inégalités et… le despotisme ! Acteur du Mouvement national, il a consigné son témoignage dans un livre qui vient de paraître aux édition Chihab, Parcours d'un militant. Mechati est père de deux garçons qui vivent et exercent en Suisse. [email protected]