Ce printemps, le monde commémore le 60e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide avait donné naissance en Occident à un stéréotype vivace : la Seconde Guerre mondiale a été remportée par les nations « démocratiques ». En URSS, c'est un autre point de vue qui prédominait : la guerre contre le fascisme a été gagnée par l'Union soviétique tandis que les alliés occidentaux, qui plusieurs années durant avaient retardé l'ouverture du second front, n'ont véritablement engagé les hostilités que quand l'issue du conflit ne faisait plus aucun doute. Pendant la guerre froide, le concept de « deux guerres différentes » était invisiblement présent dans les constructions idéologiques tant à l'Ouest qu'à l'Est. Chaque partie pouvait l'étayer au moyen de multiples faits. Qui plus est, dans le contexte de la confrontation des blocs soviétique et nord-atlantique, il était pratique pour leurs leaders étant donné qu'il cimentait les deux alliances. Il est probable que chacun des pays impliqués dans la Seconde Guerre mondiale ait son idée bien à lui sur le bilan de ce conflit. Car, mis à part le résultat commun, à savoir la victoire sur le fascisme, pour chaque Etat, la guerre avait eu ses propres conséquences politiques. L'Allemagne était scindée, la Grande-Bretagne avait cessé d'être un empire mondial, les Etats-Unis avaient renforcé leurs positions de « leader du monde libre ». Des changements étaient intervenus dans les petits Etats européens, en Afrique et au Proche-Orient. L'Union soviétique était sortie de la guerre en tant que puissance mondiale. Avant l'agression des hordes hitlériennes en juin 1941, elle n'était qu'une « chose en soi » pour le monde. En dépit de la mise en exergue des succès de l'industrialisation et des premiers quinquennats, personne n'était en mesure de fournir une évaluation réelle du potentiel soviétique. Même les experts occidentaux les plus prudents de l'époque avaient fixé à trois mois maximum la durée de la blitzkrieg hitlérienne contre la Russie. Au-delà de ce délai, l'Union soviétique devait s'effondrer tandis que sa population, proclamée « inférieure » par les nazis, était vouée à l'extermination physique et à l'asservissement. Seulement, rien de cela ne s'était produit. En réussissant à inverser le cours de la guerre, l'Union soviétique avait montré qu'elle constituait une force économique, pouvait faire face à une situation de guerre et savait gérer les affaires de l'Etat. Mais ce qui était essentiel, c'est qu'elle avait révélé l'état d'esprit de ses citoyens. Pour la Russie, la guerre contre le fascisme n'était pas simplement une rivalité entre les dirigeants soviétiques et fascistes pour la mainmise sur des pans de l'espace européen, comme cela s'est produit avec certains pays d'Europe ayant déposé les armes à l'issue de quelques semaines de résistance. Pour la Russie, c'était la grande guerre patriotique qui avait mobilisé pour la défense du pays - sur le front et à l'arrière - la majorité de la population multiethnique. Lors de la réception donnée au Kremlin en mai 1945 à l'occasion de la Victoire, Staline avait pour la première fois prononcé un toast en l'honneur du peuple russe. Du peuple qui ne s'était pas détourné de son gouvernement aux heures d'épreuves difficiles, qui avait sacrifié plusieurs millions des siens sur l'autel de la Victoire, qui avait résisté à l'agresseur et prouvé son droit à la liberté et à l'indépendance. On peut penser que le leader autoritaire qu'était Staline avait prononcé ce toast en poursuivant un dessein déterminé. Toutefois, cela ne pouvait pas effacer cette circonstance qu'à l'époque le peuple russe avait été au premier rang des nations éprises de paix. Et que si la guerre qu'il avait livrée contre le fascisme s'était distinguée à bien des égards de celle menée par les Britanniques ou les Américains, la valeur de la Victoire - la liberté - était la même pour tous. Dès le lendemain de la guerre, on avait beaucoup espéré en Russie une libéralisation du régime politique, une poursuite du rapprochement et de la coopération avec les grandes puissances mondiales. Cependant, avant que cela puisse se produire, il faudra attendre encore plusieurs décennies, dont les années de guerre froide, accompagnées de menaces d'extermination nucléaire et de détente prudente. Quant à la guerre contre le fascisme, elle est restée dans la mémoire des Russes en tant que Grande Guerre patriotique. En effet, peu d'entre eux la perçoivent comme une guerre mondiale car les politiques ne voulaient pas et ne pouvaient pas lui conférer le sens d'un combat universel mené par la liberté contre la violence et l'esclavage. Mais il n'est peut-être pas trop tard pour tenter de le faire. Car les grands événements ne sont compris qu'avec du recul. Ambassade de Russie à Alger