Rashaa Al Ameer est romancière et directrice de la maison d'édition libanaise Dar El Jadid. De passage à Alger, El Watan Week-end a pu la rencontrer en marge du Salon du livre pour évoquer son œuvre romanesque et son itinéraire éditorial. Amère, l'auteure se demande pourquoi les armes passent plus facilement les frontières entre les pays arabes que les livres. Dans Le jour dernier (Actes Sud), traduction de son roman Yaoum Eddine, elle revient sur cette question. On dit que le Liban est le pays des libertés où l'on peut tout dire. Est-ce vrai ? Il y a eu de la « surliberté » au Liban avant et après les guerres civiles de ces trente dernières années, tellement de relâchement que la « liberté » s'est muée en anarchie. Chacun pouvait faire ce qu'il voulait. Les Libanais aiment imprimer les livres et les journaux, c'est une manière de vivre, un petit commerce. A une certaine époque, tout le monde arabe venait imprimer des publications à Beyrouth. La presse était subventionnée. Il y avait donc beaucoup d'imprimeries pour les journaux, les magasines et les livres. Imprimer était moins cher au Liban qu'en Europe. Beaucoup de personnes venaient faire des affaires. Dans cette atmosphère de laisser-aller et de « surliberté », il était facile d'imprimer quand on avait les moyens. Franchement, ces trente dernières années, l'édition libanaise n'a jamais été vraiment un espace de liberté. Mes collègues disent : « C'est la liberté libanaise », « C'est l'ambiance démocratique ». Pour eux, cela permettait aux gens de faire tant de belles choses. En fait, ce n'est pas aussi vrai. On a certes profité de ce beau moment de renaissance commencé au début du XIXe siècle, mais les choses se sont dégradées. Il y a une sorte d'anarchie. Chacun fait ce qui lui convient pour mieux guerroyer. Editer des journaux au Liban, c'est également une autre manière de faire la guerre. C'est une arme. Ce n'est jamais pour la beauté du geste ou pour le débat d'idées. Il ne faut pas être dupe. Les gens de lettres sont-ils dans cet esprit ? Les gens de lettres tentent de survivre. Avant d'être un homme ou une femme de lettres, on est d'abord un être. Nous avons besoin d'une survie matérielle. En général, les écrivains ont démarré dans le journalisme. Ils ont fait des métiers à côté de la littérature. Connaissez-vous un ou deux auteurs qui se soient consacrés entièrement à l'écriture des livres ? Ils sont rares. Il faut être un Nadjib Mahfoud ou un Amin Mâalouf pour pouvoir le faire. Sinon, on vit tous avec des diktats économiques. Il faut se lever le matin et payer son loyer... Que raconte la littérature libanaise d'aujourd'hui ? La modernité, la paix, l'amour… Il y a surtout la mémoire. Ce qui s'est passé au Liban est immense. Nous n'avons pas eu le temps de le comprendre. L'instant où les grands événements se déroulaient sous nos yeux, nous ne pouvions pas voir comment, pourquoi, qui a tué qui, pourquoi on s'est entretué… Il y a toujours un effort pour rassembler les informations, mieux comprendre pour mieux se réconcilier avec nos êtres meurtris. Il y a eu énormément de tueries dans nos pays respectifs, beaucoup d'absences et de morts. La mort et la mémoire sont des thèmes dominants et traumatisants. Le titre de votre roman Le jour dernier (le titre original Yaoum Eddine) peut paraître provocateur, non ? Possible, le héros de Yaoum Eddine est un imam sunnite qui est envoyé pour diriger une mosquée dans un pays qui n'est pas le sien. Cela est souvent arrivé dans nos pays. Il y a eu du tabchir. La religion voyage facilement, comme les armes. L'imam du roman va diriger une mosquée où cohabitent deux points de vue : l'un progouvernemental, l'autre militant. Ce dernier point de vue défendait l'idée d'un Islam baroudeur, violent. Il arrive, donc, dans ce pays qui ne ressemble pas à son pays d'origine. Il rencontre une femme qui l'invite à écrire avec elle un dictionnaire du monde d'El Moutanabi. Un sorte de travail bibliographique sur la poésie d'El Moutanabi. Ils commencent à se rencontrer pour des moments purement littéraires. Il tombe amoureux de la femme. Il a donc une double vie : une vie avec la femme avec qui il a un projet de travail scientifique et une vie dans la mosquée où se passent beaucoup de choses et où il y a tout le temps un appel à la mort. C'est une réflexion sur l'Islam politique, sur l'amour. C'est un roman qui a eu du succès, qui a été imprimé à Alger par l'ANEP. Mais il n'a pas été distribué… Je ne sais pas ! Mais il y a sûrement une faille quelque part. Sincèrement, je n'ai pas cherché à savoir. Au Liban, le roman a trouvé son chemin. C'est devenu un livre classique, maintenant qu'il est traduit en France. Le roman est toujours lu, il ne s'est pas démodé. Les thèmes qu'il essaie de traiter sont ouverts. Tant qu'il y aura des mosquées, des femmes, des imams, ce livre continuera à vivre. Surtout que je ne le situe pas dans un pays donné. Pourquoi justement avez-vous évité de le faire ? Pour donner plus de liberté à mon lecteur qui pourrait imaginer que cela se passe en Algérie, au Maroc, au Liban ou ailleurs. La mosquée s'appelle El Omarayane. Il y a des gens qui ont cru que le héros était d'une autre confession. El Omarayane ne pouvait pas être qu'une mosquée sunnite. Parler de religion n'est-ce pas risqué comme marcher sur les braises ? C'est sûr ! Si l'écrivain n'est pas à l'avant-garde, à quoi cela sert-il d'écrire ? Dieu perd son temps à faire des étoiles et moi je perds mon temps à refaire les étoiles et les fleurs. Ecrire, c'est résister. Nous avons parlé de résistance. Le fait de vouloir exister, c'est exister contre ce que nous n'aimons pas ou ce qui nous tue. La littérature est une forme de lutte. Sinon, elle sera une littérature d'étoiles et de fleurs. Pour moi, la littérature n'est pas un divertissement. C'est plus que cela. Elle pourrait divertir, mais ce n'est pas cela. On ne lit pas pour tuer le temps. On lit pour retravailler le monde, retravailler l'esprit, l'âme et le corps. Pour savoir aussi. Le savoir pour moi est une valeur. Le fait de savoir et de prendre position, cela me plaît. Le Jour dernier aura-t-il une suite ? Je ne crois pas trop à la production. Le marché oriental ressemble à un marché occidental où il faut tout le temps produire, devenir une usine à lait, à voitures. Il y a une idée américaine toujours présente : « What's your last book ? » (Quel est votre dernier livre ?). Il faut donc avoir toujours son « dernier » livre pour exister. C'est une manière américaine d'appréhender le monde. Il faut toujours faire quelque chose. En Amérique, tout se fait vite dans un pays immense. Les gens y viennent de partout. Le pays, qui a élu Obama, se pose des questions, tente quelque chose, fait des erreurs mais tente de les corriger. C'est leur système. On ne peut pas calquer ce système en Algérie ou au Liban. Nous sommes en souffrance. On leur dit qu'on admire et qu'on critique leurs modèles, mais cela ne ressemble pas à nos histoires, à nos manières de vivre. Nous sommes plus lents. Je suis également éditrice. J'ai honte de dire combien d'exemplaires on imprime et combien on arrive à vendre. Quelle est justement la taille du lectorat au Liban ? Il y a certainement un lectorat potentiel mais qui n'a plus le temps. On est dans une phase où les gens sont au téléphone. Chacun de nous est occupé par son téléphone, son ordinateur, sa télévision, sa voiture. On est écrasé par ce mode de vie. Pour lire, il faut tout un travail. Lire, c'est se concentrer, réfléchir. Lire, c'est sérieux. Les gens préfèrent regarder un feuilleton, c'est plus amusant, c'est moins fatigant, c'est dans l'air du temps. On se parle entre voisins du dernier épisode vu à la télé. On parle des séries turques et syriennes. Les gens ont besoin de discuter de choses qui sont à leur portée. Une télécommande et on a tout. Acheter un livre est peut-être compliqué. Il faut être éduqué pour y arriver. Il y a un long chemin à parcourir. Je ne sais pas comment on va évoluer, c'est ma grande question. Au Liban, le livre n'est pas très cher. Le téléphone portable est plus cher. Il y a eu combien de best-sellers dans le monde arabe en dix ans ? Il y a eu Alâa Al Aswany, Ahlam Mosteghanemi, Mahmoud Darwich, Joubrane Khalil Joubrane, Amin Maâlouf... à peine une trentaine. C'est très peu. Les stars pour nous sont des momies, des icônes qu'on adore. Nous n'avons pas le courage d'aller découvrir de nouveaux talents. On se contente de ce qu'on a. Cela dit, il y a des bonnes volontés qui essaient de faire quelque chose... C'est d'abord une question de culture. Il y a trop d'interdits dans nos pays. On a parfois tendance à tout concentrer sur une seule idée. Or, cette idée a changé. Il y a eu le marxisme, puis l'islamisme…