du livre et de la viepour ceux qui le connaissent bien, le docteur Souheil Idriss, né en 1925 à Beyrouth, est tout d'abord un grand homme de lettres et un fervent amoureux de la littérature française. Un amour qui s'est manifesté prématurément, en 1939, par la traduction du roman d'Alain Fournier : Le Grand Meaulnes et par ses études à Paris et la soutenance d'une thèse de doctorat en 1952 sur les influences étrangères dans le roman arabe 1900-1940. Son parcours, sans failles, digne des grands hommes, s'est soldé par deux recueils de nouvelles, trois romans dont l'inoubliable Quartier latin (1953), deux grands essais critiques et surtout plus d'une vingtaine de traductions de la langue française dont l'inépuisable littérature existentialiste ; il a été le pionnier courageux qui l'a introduite dans un monde arabe encore fermé sur ses propres assurances. Sans oublier bien sûr son dictionnaire connu sous le nom de Al-Manhal français-arabe et dont le deuxième tome : arabe-français sortira prochainement ainsi que le Manhal arabe-arabe. Parler de Souheil Idriss, c'est tout simplement évoquer le parcours d'une grande équipe familiale, dont sa femme et compagne la courageuse Aïda Matragi, qui a réalisé avec lui beaucoup de ses travaux et ses projets, sa fille Rana qui dirige aujourd'hui, avec assurance, la grande maison d'édition Al Adab (Littératures), le Gallimard du monde arabe. Quant à son fils, le docteur Samah, il dirige la revue littéraire Al Adab que Souheil Idriss a fondé et suivi pendant quarante ans, et résisté avec bravoure contre tous les typhons politiques qui ont secoué le Liban et le monde arabe. Grâce à son travail d'homme convaincu et acquis à la modernité, cette revue est devenue avec le temps une grande école de pensée et de résistance. Seulement voilà, en Algérie, on connaît très mal cet homme, lui le rationaliste convaincu de ses racines maghrébines et qui a donné le mieux de lui-même à cette région qui a vu naître ses ancêtres. Pendant la guerre de libération, sa revue Al Adab est devenue un espace inespéré pour l'expression algérienne libre. Les premiers numéros des années 1950 retracent avec courage et vigueur l'itinéraire de la révolution nationale à travers les voix algériennes mais aussi arabes et autres. Beaucoup d'écrivains algériens de la génération de la guerre ont fait leurs premiers pas dans cette grande revue, dont l'éminent chercheur Abou El Kacem Saâdallah. Souheil Idriss a donné au rêve algérien de grandes chances de se concrétiser : c'est lui qui a mis à la disposition des lettrés algériens francophones qui voudraient apprendre l'arabe, son grand dictionnaire Al Manhal français-arabe qui est aujourd'hui piraté et vendu à l'insu de son vrai propriétaire. C'est lui aussi qui est derrière la promotion de l'œuvre d'Ahlam Mostéghanemi. Sans oublier, bien sûr, que pendant la décennie noire des années 1990, il a ouvert l'espace de sa grande maison d'édition aux écrivains consacrés tels que Abdelhamid Benhaddouga et autres moins connus mais porteurs du renouveau : Brahim Saâdi et Yasmina Salah. Dar Al Adab est aujourd'hui un label sûr. Se faire éditer par cette maison est une grande chance de reconnaissance littéraire dans le monde arabe. Elle possède l'un des meilleurs réseaux de distribution. La quasi-totalité des livres choisis pour les traductions, dont le français, vient de Dar Al Adab. Malgré son âge et la fragilité de son état de santé, le docteur Souheil Idriss reste toujours à l'affût de nouvelles voix littéraires qui viennent de cette terre algérienne et maghrébine qu'il a tant aimée et qui ne lui a rendu hommage que dernièrement par le biais de notre ambassadeur au Liban. Pourquoi le prochain salon du livre en Algérie ne ferait-il pas autant et corrigerait du coup les injustices, en consacrant par exemple une table ronde autour de son œuvre et son travail littéraires ? D'ailleurs, ce ne sont pas les spécialistes qui manquent puisque l'œuvre romanesque de Souheil Idriss et la revue Al Adab sont constamment sujets de réflexion de beaucoup de chercheurs, universitaires et étudiants algériens. Souheil Idriss est l'homme vivant par excellence. Il n'a jamais cédé à la panique des guerres même pendant les périodes les plus dures. Dans son dernier livre : De littérature et d'amour (Mémoires), il retrace une partie de sa vie tumultueuse. Un livre autobiographique très rare de son genre dans le monde arabe et qui fera date dans l'histoire de la littérature arabe. Dans ce livre, Souheil Idriss évoque, sans aucun maquillage ni hypocrisie, sa traversée du désert depuis son jeune âge et son parcours d'homme de lettres. Très marqué par l'homosexualité de son père dont les pratiques frôlaient la pédophilie. En prenant un café en famille, dans sa grande maison de Beyrouth, j'ai demandé à Souheil Idriss la réaction familiale à propos de tout cela, il a répondu avec un sourire très complice qui ne le quitte jamais : « Je n'y peux rien, c'est ma vie. J'ai dit à El Idriss, si vous vouliez me renier faites-le dans les journaux et j'accepterai votre diktat. C'est un livre amer certes, mais la vie l'était aussi. Pourquoi cacher une vérité comme celle-ci. Les Arabes doivent apprendre à raconter leur vie avec courage et responsabilité. » Une deuxième question, toujours dans le même sens, mais plus malicieuse : Ce livre prend fin en 1956, qu'en est-il du reste, je veux dire du présent ? Il répondit d'un air sarcastique : « Ah ça, il faut voir avec le ministère de l'Intérieur (sa famille la plus proche). Je l'ai terminé, il est à Dar Al Adab. C'est un peu difficile, je parle de gens, femmes et hommes, qui sont vivants. Tu peux facilement imaginer le reste. Il est très dur dans nos sociétés de dire ce qu'on pense même à l'automne de sa vie. On veut toujours garder une image de la personne telle qu'on la désire même si elle n'est pas vraie. Enfin de compte, je suis comme tout le monde, ni plus ni moins. Ce qui fait défaut dans notre culture, c'est cette part de vérité intime occultée au nom d'une morale qui reste à vérifier. » Il le disait amèrement sans toutefois perdre de sa lucidité et sa confiance dans la vie. Une dernière remarque. Durant toute notre rencontre à Beyrouth qui a duré tout un après-midi, je n'ai vu qu'amour et force de caractère. Une seule fois, j'ai senti la douleur de l'âge traverser le visage souriant de Souheil Idriss quand la tasse de café pivota dans sa main avant de se renverser. Mais le grand homme digne et collé à la réalité était toujours là, reprenant son souffle pour d'autres aventures de la vie et de passions littéraires.