la sèche retenue, la pudeur austère n'ont jamais été, je le confesse, mon fort. Elles n'étaient pas non plus, je ne dis pas cela pour me confesser, dans l'air du temps. » C'est ainsi que s'exprimait le narrateur du très beau roman de Abdelkader Djemaï, Mémoires de nègre, paru à l'Enal en 1991 et réédité à Paris aux éditions Michallon en 1999. Il semble alors que quelque chose ait changé et que, comme le disait le héros, à la toute première phrase du film de Jean-Luc Godard Le Petit Soldat : « Pour moi, le temps de l'action a passé. J'ai vieilli. Le temps de la réflexion commence. » La trajectoire littéraire de cet auteur discret, qui vit à Paris depuis 1994, a, en deux livres, progressivement dévié de sa trajectoire initiale. Lui, l'Oranais, qu'on imagine volubile, affable et jouisseur, capable d'écrire d'une plume joyeuse dans Mémoires de nègre - un livre très drôle - cette phrase extravagante : « Je n'aime ni les symboles ni les mouches. Sauf peut-être les bleues et les fessues. » Lui, l'Oranais donc, a lentement glissé vers une écriture plus grave et plus légère à la fois. Comme si, renonçant à un certain esprit moqueur, à une forme d'ironie dansante - quoique teintée du sombre pressentiment de l'irréparable - il s'était rendu compte de la vanité de son exubérance et qu'en somme il avait fait amende honorable. Le voilà transformé en une sorte de moine, dépouillant son écriture de tout artifice, renonçant au lyrisme, à la métaphore, à l'allégorie et à un certain style « IIIe République » qu'affectionnent parfois les auteurs algériens, élaguant, taillant ses phrases dans la masse, pour aboutir à un condensé austère et émouvant. C'est ainsi qu'entre Mémoires de nègre puis Un Eté de cendres (paru à Paris aux éditions Michallon en 1995) - qui se sert encore de l'ironie pour dépeindre la quête misérable et vaine d'un fonctionnaire et la déchéance d'une ville - et Sable rouge (1996), un monde nouveau voit le jour, un monde où l'écriture est devenue économe, précise, une écriture qui s'est voilée dans un mystère nouveau : le mystère de la beauté triste. Car dorénavant, les livres de Djemaï sont tristes - durs aussi -. Tous, ils disent la perte de l'enfance, la difficulté du présent, et tous mettent en scène une mémoire qui, dans un mouvement de va-et-vient, peine à déchiffrer cet imbroglio. Le balancement de la mémoire C'est ce mouvement qui est au centre de son dernier livre Le Nez sur la vitre paru discrètement cet automne aux éditions du Seuil. C'est un petit livre, mince et fragile en apparence, et c'est une histoire toute simple, triste et belle à la fois. Dans une ville du sud de la France, un homme se prépare à prendre l'autocar pour faire un voyage douloureux et aller voir son fils en prison. Le livre est l'exacte restitution de ce voyage, qui devient un périple intérieur, où l'homme, déjà vieux, se remémore un autre voyage, celui qu'il avait fait, enfant, de son pauvre village des confins du désert algérien jusqu'à la grande ville de la côte qu'on devine être Oran, puis encore un autre voyage jusqu'à cette ville du sud de la France. Tout le livre balance d'une manière lancinante, presque fascinante, comme un mouvement de pendule, entre ce présent douloureux qui ramène ce vieil homme à son exil, à son fils perdu, et le fantôme d'un passé tout aussi douloureux d'où resurgissent les souvenirs de la guerre d'Algérie, des humiliations quotidiennes, les souvenirs de son propre père, figure fière et magnifique, tôt emporté par la maladie : « Toute sa vie, il se souviendra que son père avait tremblé en tendant sa carte d'identité sortie avec fébrilité du fond de son burnous », écrit (sèchement) Djemaï. Le vieil homme se souvient aussi, qu'après le décès de son père, accompagné de sa mère, il avait quitté le village pour s'installer dans la grande ville. Là, une autre vie avait commencé, faite de découvertes et d'apprentissages heureux et « il se rappellera toujours avec délice sa première frayeur devant l'écran du Victoria bordé de velours noir. Ce dimanche-là, il voyait, sur une musique lancinante, Eddie Constantine, les sens en alerte, pénétrée dans une cuisine, plongée dans une pénombre inquiétante ». L'homme, dans son autocar, regarde les voyageurs, voit le paysage défiler, se laisse absorber par la lumière, dure et tranchante qui lui rappelle la lumière des paysages de son enfance : c'est la lumière du deuil. Et dans cette lumière, il songe à ce fils maudit, turbulent, ce fils dont il s'était très vite coupé et à qui il n'arrivait plus à parler « comme si son fils se tenait derrière une vitre épaisse, qu'il pouvait seulement le voir, le sentir bouger dans la lumière et dans le silence qui l'enveloppait dans un grand manteau noir. [...] Dans cette histoire sans paroles, il ressemblait, comme disait sa mère, au muet qui confiait à un sourd qu'un aveugle les regardait. » Les phrases de Djemaï sont sèches, descriptives, elles se succèdent dans une sorte de naturalisme évident (qui n'est pas du réalisme), ouatées dans la lumière du Midi, presque silencieuses, elles font avancer la narration sans à - coup, balançant au rythme de ce pendule intérieur qu'est la mémoire, pour arriver jusqu'à cette fin, tragique - comme toute fin -, où le vieil homme, arrivé au seuil de la prison, apprend que son fils s'est pendu la nuit précédente. Un beau verre rempli de soleil C'est un voyage qui dessine les paysages d'un art littéraire consommé, un art fait de pudeur et de son corollaire, l'ellipse, un art qui se consacre aux petites choses et aux détails insignifiants, en apparence, de la vie du vieil homme - description juste des passagers de l'autocar, remémoration de son arrivée en France, de son mariage et de la vie avec sa femme, une vie où « c'était comme ça entre eux, et cela avait été également pareil pour leurs parents et leurs aïeux. Ils étaient liés par une sorte de complicité silencieuse qui ne les avaient pas empêchés eux aussi de se sentir bien ensemble. » - Comme dans ces estampes japonaises à la lumière si délicate, comme dans les films d'Ozu ou les nouvelles de Sôseki - dans ses petits Contes du printemps à la douceur exquise et troublante -, choses et détails qui disent à la fois la tristesse et la beauté d'une vie. C'est enfin, un voyage de la désolation où, paradoxalement, le deuil nécessaire devient le souvenir (qui n'est plus la mémoire) des jours et des lumières presque heureuses, c'est un voyage qui permet à Djemaï de projeter la lumière émouvante d'un père, une lumière qui vibre « comme un beau verre rempli de soleil. » C'est ce qu'on appelle, certainement, la grâce. Sofiane Hadjadj Abdelkader Djemaï Le nez sur la vitre, roman Ed. du Seuil, septembre 2004.