Que vaut, au vrai, si grand soit-il, un écrivain acclimaté au café de Biskra, quand la montagne Ahmar Khaddou souffre d'un destin contraire? On m'a envoyé Le Café de Gide (*) de Hamid Grine, son dernier roman, - son dernier, je ne le souhaite pas, car cet auteur a pris l'habitude invétérée d'écrire. Et on attend alors l'ouvrage suivant, soit-on laudateur comme ici Omar son héros, soit-on soumis comme ces constructeurs fantômes sans vertu, attachés aux seuls services qu'un cadre à la direction du fanum de l'urbanisme est possible de rendre ou soit-on envieux sans génie comme ceux qui voudraient que l'on écrive les livres qu'ils n'ont su faire. Peut-être également, par une étrange bienséance, le commun des chroniqueurs est, lui de même, si enclin à la chose impossible qu'il rejoint parfois la foule des écrivains, «vendeurs de marée» comme Antisthène... ou, tout comme Azzouz, l'écrivain charmeur de Hamid Grine, qui plein de lui-même et de tout son orgueil, parle comme un moulin bruyant, broyant l'ivraie et le bon grain, tout en sachant bien au tournant d'une juste réflexion que «c'est un métier que de faire un livre». Cela ne fait-il pas penser aux Tribulations d'un écrivain, nommé Mourad, vraiment mégalomane inconscient... et sympathique farfadet embarqué dérisoirement dans les récits Une enfance au M'Zâb de Abderrahmane Zakad? Oui-da, notre société dégringolerait-elle à ce point que «ça va pas la tête»? Mais de l'écrivain Azzouz, peint par Hamid Grine, pourrait-on parler sereinement? Admirer n'est pas totale raison. Qui aime les livres cherche son bonheur dans les livres, s'il se met à les anéantir, il se priverait du plaisir d'être modeste. Aussi, se met-il, tout comme l'écrivain, pour écrire, à la place de ses lecteurs et se donne-t-il le difficile mérite personnel, s'il en est, de veiller aux grains sous la meule furieuse de l'un de nos antiques moulins à bras. En cette saison des prix glorieux, et s'il a déjà trop pensé au prix Nobel, avec Le Café de Gide, Hamid Grine «a eu», cette année, son Prix Nobel par l'inimaginable truchement (en arabe, tourdjoumân) de l'écrivain français André Gide (1869-1954), nobélisé en 1947, - soit un peu plus d'un demi-siècle après lui! Le livre, un court roman où l'on est bousculé continûment par une très forte autobiographie et où parfois l'auteur, par dérision, exagère sa modestie oubliant peut-être que «se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d'arrogance (Montaigne, iii, 13)», a pour thème les séjours effectués par André Gide à Biskra, la grande oasis des Zibans. Mais d'abord, situons Gide dans le contexte de L'Immoraliste. En bref, on sait que ce grand auteur français, qui s'était affirmé comme un individualiste attentif à la culture du moi et qui conseillait l'affranchissement total pour faire de son désir sa loi, a écrit L'Immoraliste (1902) à la suite d'un voyage en Algérie et d'une longue convalescence à Biskra. C'est une oeuvre majeure dans laquelle Gide montre un homme (Michel) complètement hanté par le problème psychologique de la personnalité. Même romancée, cette oeuvre est terriblement une longue confession. Arrivé à Biskra, Michel-Gide contemple, lui encore malade, les jeunes garçons dont la santé et la beauté du corps lui faisaient envie. Il met toute sa volonté à guérir - ne plus cracher «un vilain sang noir» - et à s'entourer de nombreux jeunes innocents démunis comme le «petit Bachir». Il n'hésite pas, parfois, à prendre, à l'un d'eux, la soeur, originaire des Ouled-Naïl, venue des bas-fonds de Constantine. Il confie à ses amis: «Je songeai au beau sang rutilant de Bachir. Et soudain me prit un désir, une envie, quelque chose de plus furieux, de plus impérieux que tout ce que j'avais ressenti jusqu'alors: vivre!» Il oublie «dans cet effort vers l'existence», le crime abominable - aujourd'hui désigné et puni en France - qu'il commet pour satisfaire sa morale. Dans son récit, il pose en effet la question de la liberté, et de son prix. On est en droit de se demander à la suite des spécialistes de Gide: «Comment peut-on être pleinement soi jusqu'à assurer sa pédérastie et son homosexualité sans jamais démériter de ses valeurs?» Et quand il en a le temps, Michel-Gide va, ne se refusant aucune autre jouissance, chercher son utile inspiration comme une drogue bienfaisante; il s'assoit sur un banc, toujours le même, du beau jardin du comte Landon, «sous un ficus et un palmier, juste en face de la montagne Ahmar Khaddou» et peut-être le voit-on aussi à l'immatériel café éponyme de Gide. L'artiste au style suprême, c'est-à-dire à l'expression sobre et précise, évoque avec lyrisme l'oasis et son peuple tranquille qui est pourtant sans aucun doute épuisé de souffrance et de malheur. Biskra, à l'époque coloniale, la joie de vivre était pour qui? Plus tard, à nouveau de retour à Biskra, mais avec sa femme Marceline, maintenant elle aussi malade, le narrateur-auteur tire de tous ses poumons ce cri d'enthousiasme et d'inquiétude: «Biskra. C'est donc là que je veux en venir. Oui; voici le jardin public; le banc... je reconnais le banc où je m'assis aux premiers jours de ma convalescence. Qu'y lisais-je donc?... Homère; depuis je ne l'ai pas rouvert. Voici l'arbre dont j'allai palper l'écorce. Que j'étais faible, alors!... Tiens! voici des enfants. Non, je n'en reconnais aucun. Que Marceline est grave! Elle est aussi changée que moi. Pourquoi tousse-t-elle par ce beau temps? Voici l'hôtel. Voici nos chambres; nos terrasses. [...] Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent [...]. Est-il possible que ce soient eux? Quelle déconvenue! Que s'est-il donc passé? Ils ont affreusement grandi...» «L'histoire» avec Gide a suscité un chef-d'oeuvre de littérature française. Mais rendons-nous à l'évidence, il n'y a rien de glorieux pour nous, ni hier ni aujourd'hui. Quant au roman Le Café de Gide de Hamid Grine, il commence sur un coup de téléphone de Omar enseignant à Biskra à son ancien camarade de classe, Azzouz, depuis longtemps venu continuer ses études à Alger, maintenant, selon lui, urbaniste blasé et surtout heureux écrivain à succès. Omar lui apprend qu'il est tombé sur un «document concernant Gide» laissé par son père Aïssa, «décédé il y a environ une quarantaine d'années» et qui avait bien connu, à Biskra, l'auteur de L'Immoraliste. Des souvenirs d'enfance s'éveillent dans la mémoire d'Azzouz; il admire toujours les oeuvres du Prix Nobel; il se rappelle avec quelle fièvre il a visité les lieux sur lesquels a vécu son «idole». Biskra aura donc enfanté un des plus grands écrivains du xxe siècle! Azzouz, séduit par la parole d'invite de Omar, ira donc à Biskra, sa ville natale, pour retrouver les traces gidiennes dont, une précisément, «le Café de Gide». Hamma, le jeune camarade de classe, tient mordicus, face à son professeur de français, à faire reconnaître l'existence de ce café: «Mais si Madame, il a un café au M'cid. Pourquoi alors l'appeler le Café de Gide s'il ne lui appartient pas?» La question fait sourire le professeur qui semble donner raison à l'intelligence de l'élève: «Mais oui, tu as tout à fait raison Hamma... [...] Mais ce n'est pas à cause de ça que je voulais vous le faire connaître. C'est le premier écrivain Français qui a vécu et aimé notre ville à la fin du siècle dernier et au début du nôtre...» Le roman est lancé à la recherche de ce café fabuleux, phénix renaissant dans l'imaginaire de Azzouz. La quête du bonheur prend forme et soudain la déception aussi: l'écrivain narrateur «nage dans les eaux du doute». Il découvre le Biskra d'aujourd'hui: Hélas! hélas! que de symboles magiques de son enfance ont disparu! Sa détresse débordant de toute son âme, il ne retrouvera son calme que lorsque, de retour à Alger, chez un photographe, il découvre dans une collection ancienne sur Biskra une pose qui étonne d'abord le professionnel: «On n'a jamais vu un gaouri étreindre amicalement un Arabe...» L'écrivain, soulagé, «le baume au coeur», termine alors ainsi sa narration: «Je vis sur le front du gamin une marque de naissance en forme de courgette... Par-delà la mort, Gide et Aïssa me faisaient un clin d'oeil.» En dehors de toutes questions artistiques ou nostalgiques, Le Café de Gide de Hamid Grine pose quand même, à mon sens, une question urgente, de fond, plus forte, plus algérienne pour la conscience de nos intellectuels: que doit être leur responsabilité dans l'Algérie indépendante face aux séquelles de la colonisation, face aux enjeux culturels de l'heure? (*) LE CAFE DE GIDE de Hamid Grine Editions Alpha, Alger, 2008, 156 pages.