En Algérie, se procurer un document administratif relève de l'exploit. On vous pousse dans vos derniers retranchements, jusqu'au bout de l'extrême limite (et là, on chante tous notre générique préféré) de votre patience. Notre seul voeu dans la vie est de ne pas avoir affaire à l'administration. Et, pourtant, il y a un mois ou deux, j'avais besoin d'un document super méga important. J'ai eu peur au départ, j'en ai parlé autour de moi, recueilli des témoignages, adhéré à un groupe de parole et de soutien. On m'a dit mille fois «bouuuuh, si t'as pas de ma3rifa, tu vas souffrir ta race !». Un joli matin, mon pantalon bien repassé, mon dossier à la main, je me rends alors dans telle administration. J'aime beaucoup le quartier et je me dis qu'une fois que j'aurai fini, j'irai marcher un peu le long des rues (je ne savais pas que j'allais sortir de là dans un état proche de la mort subite). J'entre donc, c'est joli, déco mauresque ou néo-mauresque comme on dit chez les intello-arty, y a beaucoup beaucoup, beaucoup… bôôôôôôcoup de monde ! J'ai de la chance, un gentil monsieur m'indique où commence la queue. C'est une file en cercle, où chacun avance d'un siège au fur et à mesure. Très rigolo, le jeu des chaises. Un peu lassant après deux heures d'attente, surtout quand le mec juste après toi te dit, A CHAQUE FOIS, «avancez, madmoiselle s'il vous plaît», alors que c'est évident que tu vas te lever, t'es pas con non plus. Enfin, il pensait peut-être que j'étais concentrée sur mon journal, alors que je faisais juste semblant de lire. ça fait toujours chic de sortir un numéro du Courrier international dans un lieu public et j'ai, donc, lu, sans lire, un tas d'articles passionnants. Sur le pétrole argentin qui n'appartient pas aux Espagnols. Un article sur les musulmanes au Pakistan (mes yeux regardaient mes chaussures et les orteils du mec en face de moi… mmmmm, la terbaka devrait être interdite dans les lieux publics). Une chronique sur les leçons à tirer de la révolution américaine (et le parallèle avec les révoltes arabes, so much very very interesting, you know). Quand j'en eu fini de faire semblant d'être une intello, je me suis amusée à regarder les gens. Y avait une bonne ambiance dans la pièce : à intervalles réguliers, on indiquait la voie à un nouveau venu, on criait après les filles qui se dirigeaient vers la première place comme si elles ne voyaient pas la trentaine de personnes qui attendait. Y avait des mini-bagarres, des rigolades, des regards. Une sorte d'auto-régulation pure et parfaite ! La perfection a atteint ses limites quand un flic a fait son apparition : on le regarde, il ne nous regarde pas, il va directement vers le guichet pour déposer son dossier. Super-flic n'attend pas, super-flic a mieux à faire, lui. On a tous l'air cons d'un coup, on est rongés de l'intérieur, mais on ne se met pas à hurler comme on vient de le faire dix fois. On se sourit, doucement amers. Super-flic a plombé l'ambiance et il ne le sait pas. Au mur, une affiche des législatives passées qui nous nargue d'un «notre printemps, c'est l'Algérie» ou une connerie comme ça. L'idée est pas mauvaise, mais peut mieux faire. Mon tour finit par arriver, je pleure un peu de joie ! Je vois que l'agent de bureau écrit sur un cahiers et des petits reçus. De sa jolie écriture maladroite, il s'applique à inscrire votre nom, votre numéro de dossier. Ce geste me choque à chaque fois, l'administration algérienne se munira-t-elle un jour de ce fabuleux outil technologique qui s'appellerait un ordinateur ? Y'a des pays qui bossent avec des tablettes et des Ipad, et nous, c'est limite si on ressort pas plumes et encriers. Enfin, c'est pas comme si on avait du pétrole ou qu'on le donnait aux Espagnols. L'agent ouvre mon dossier et son verdict est sans appel : il te manque le certificat de l'extrait de conception de ton arrière-grand-père. Et, dans ses yeux, je lis «et peu importe que ce document ne figurasse pas dans la liste des pièces à fournir et qu'il soit très difficile de te le procurer en si peu de temps. Tu reviens la semaine prochaine, tu refais la queue, et tu peux pleurer, je m'en fous». Oui, j'ai pleuré. De dégoûtage, de faiblesse, de faim, d'impuissance. En sortant, j'ai jeté mon journal, j'ai pesté contre le flic et l'agent et tout ce qui les entoure. J'ai maudis le pétrole argentin qui ne va pas toujours aux Argentins et la révolution et ses leçons. Mais juste celles qu'on apprenait par coeur à l'école. J'ai maudis le temps perdu depuis, le temps gâché. Et j'ai craint le temps encore à perdre. Et j'ai pas marché.