Quoique les coûts humains et sociaux soient exorbitants pour les territoires en guerre tant le nombre de victimes civiles et l'ampleur des destructions sont grands, leurs bénéfices effectifs ou potentiels le sont tout autant… pour les instigateurs de conflits. Il existe cependant un danger que ceux-ci semblent minimiser : le danger d'une Troisième guerre mondiale. Il est symptomatique que ce soit en Europe orientale que ce danger se manifeste avec le plus d'acuité en ce début d'automne, avec l'exacerbation de la tension entre les pays de l'OTAN et la Russie au sujet du conflit ukrainien, et que les événements prennent cette tournure géostratégique justement en 2014, année du centenaire du déclenchement de la Première guerre mondiale. Dans la présente contribution, je m'efforcerai de présenter le plus synthétiquement possible les mobiles économiques des guerres modernes qui, alimentées depuis cent ans par des idéologies nationalistes aux relents militaristes, obéissent néanmoins davantage à des considérations d'intérêts qu'à des considérations de prestige des nations en conflit, la notion même de puissance étant à connotation économique tout autant que militaire. L'hypothèse à la base de l'analyse est que la deuxième révolution industrielle, que l'on peut caractériser de façon lapidaire par la prédominance d'un mode de mise en valeur du capital technique (dont le moteur à explosion est le cœur), nécessitant de fortes consommations de ressources énergétiques non renouvelables, structure encore et toujours les économies de tous les pays, malgré l'émergence de processus technologiques fondés sur l'automation et le numérique (que l'on désigne parfois par révolution informatique ou informationnelle) et la timide apparition d'un mode de valorisation à base de ressources renouvelables. Aussi, le principal enjeu économique des guerres modernes depuis cent ans est-il la mainmise sur la ressource énergétique par excellence : le pétrole. 1. Première guerre mondiale : L'espace vital du Capital change de nature Déclenchée par un événement des plus anodins au regard de ses conséquences planétaires désastreuses (l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand, héritier de la Maison des Habsbourg qui présidait aux destinées de l'empire austro-hongrois), la Grande Guerre, comme l'appellent les Français, clôturait dans l'horreur absolue «le long dix-neuvième siècle»(1) que Karl Polanyi(2) caractérisait comme le siècle de la paix en dépit des guerres coloniales et de leurs terribles effets sur les peuples indigènes réduits à l'état d'infrahumains. La paix de cent ans (comme l'auteur de La Grande Transformation l'avait qualifiée) était en réalité pour l'Europe le résultat de l'exportation de la guerre vers les colonies dans la course effrénée que se livraient les grandes puissances (les Etats-Unis d'Amérique et le Japon n'en faisaient pas encore partie) pour le partage du monde. Aussi, et mise à part la guerre de Crimée (1853-1856) qui resta très localisée, et la guerre franco-allemande de 1870 dont les coûts sociaux et les bénéfices économiques n'ont concerné que les deux belligérants, le long dix-neuvième siècle fut en effet pour l'Europe dans son ensemble un siècle de paix, de croissance économique, de développement industriel et de créativité technologique. Le dernier tiers du dix-neuvième siècle et la première décennie du vingtième constituèrent ce qu'Eric J. Hobsbawm a appelé «l'ère du Capital» tant l'expansion de ce dernier fut grande. Mais, en vertu de sa propre loi qui veut qu'à la phase de croissance succède une phase de repli (récession), voire de dépression (crise), le tout formant un cycle courant sur cinquante ans environ (cycle de Juglar), la deuxième décennie du vingtième siècle débuta par de très fortes tensions entre les grandes puissances de l'époque, confrontées qu'elles étaient à l'essoufflement du mode extensif de mise en valeur du Capital consécutif à la première révolution industrielle. Quoique les mobiles apparents du déclenchement du premier conflit mondial aient donc été les fortes tensions entre les nationalités au sein de l'empire austro-hongrois déclinant — tensions conclues par l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand — les mobiles cachés étaient d'une tout autre nature : il s'agissait de procéder à un re-partage du monde dans la perspective de l'ouverture d'un nouveau cycle du capital porté par le mode intensif de mise en valeur que préfiguraient les inventions à la base de ce qu'il est convenu d'appeler la seconde révolution industrielle. Le nouveau cycle de croissance reposait désormais davantage sur la ressource énergétique du «futur» (pour l'époque) — le pétrole — que sur les ressources minières (minerais de fer notamment). Sur le plan politique, les puissances qu'incarnaient les grandes nations anciennement (Royaume-Uni, France) ou nouvellement (Allemagne) constituées, au sein desquelles s'était développée la seconde révolution industrielle, se heurtaient aux empires séculaires (empire austro-hongrois, empire russe, empire ottoman) qui continuaient de se développer sur le mode extensif de valorisation du capital alors même que leur sol regorgeait de cette ressource nouvelle (du moins pour les deux derniers empires cités). Si la Première Guerre mondiale avait opposé les grandes nations entre elles plutôt que ces nations aux empires séculaires, c'est parce que chacune avait des visées sur les possessions territoriales de ces derniers et c'est par une sorte de logique implacable que ceux-ci se trouvèrent naturellement emportés par la tourmente. Nouvelle venue dans le concert des puissances, l'Allemagne n'en était pas moins le fer de lance de la seconde révolution industrielle alors même qu'elle se trouvait dépourvue de colonies pour répondre ne serait-ce que médiocrement à ses besoins en ressources minérales (minerai de fer exclu dont le bassin de la Ruhr était bien pourvu) et énergétiques. L'affaiblissement progressif des empires austro-hongrois, russe et ottoman par les crises politiques et institutionnelles qui émaillèrent la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècles(3) offrait à l'Allemagne l'opportunité d'une remise en cause du partage du monde version dix-neuvième siècle et elle s'est donc trouvée d'emblée aux prises avec les deux autres grandes puissances qui formèrent, avec l'empire russe en déclin, la Triple Entente. On sait ce qu'il en a coûté de morts et de destructions à l'Europe d'être sortie du cadre du Traité de Westphalie, paraphé en 1648, par lequel les Etats-nations du vieux continent ont jeté les bases du droit international moderne et prospéré de siècle en siècle, en dépit des guerres napoléoniennes qui ont failli remettre en cause leur existence même au début du dix-neuvième. Mais, à la différence de tous les conflits armés du passé, la Première Guerre mondiale, qui se caractérise d'emblée par le nombre de victimes civiles et par l'ampleur des destructions matérielles pour chacun des belligérants, semble bien avoir été dictée par des nécessités économiques impérieuses qui se manifestent dans le changement du mode de mise en valeur du capital. La guerre elle-même était une des modalités de ce changement : l'entrée en production d'engins mécaniques étant trop coûteuse pour trouver dans la demande sociale un marché suffisant (comme ce fut le cas après la Première guerre mondiale avec le système fordien de fabrication et de vente de l'automobile), c'est pour les armées que le gros de ces engins a été destiné en prévision de la guerre qui s'annonçait. Aussi, la guerre avait-elle dans l'économie ses causes auto-réalisatrices : – en amont, les besoins en matières premières industrielles (minerais de toutes sortes) et énergétiques (pétrole) poussaient les pays à étendre l'espace vital du Capital à des contrées riches en ressources ; – en aval, les difficultés d'écoulement de la production mécanique les poussaient à développer le marché public de l'armement. Alors même que les tensions nationalistes paraissaient être les causes profondes de la guerre (entretenues il est vrai par de vieilles querelles religieuses et culturelles), les mobiles économiques n'étaient pas en reste même s'ils ne prédominaient pas. Toujours est-il que la première guerre mondiale avait levé le voile sur le potentiel destructeur de l'homme face à une crise virtuelle du Capital et sur le caractère illusoire et factice des arguments prétendument patriotiques et moraux des classes dirigeantes, qui justifiaient dans chaque camp le recours à la guerre dans les mêmes termes belliqueux. Mais le pire allait advenir avec la seconde guerre mondiale. 2. Deuxième guerre mondiale et guerre froide : Une remise à zéro des compteurs pour le Capital D'une certaine manière, il est plus facile d'étudier les causes de la deuxième guerre mondiale que celles de la première. Celle-ci a débouché, comme l'on sait, sur la défaite cinglante de l'Allemagne (consignée dans le Traité de Versailles) dès lors que les Etats-Unis entrèrent dans le conflit (1916), à l'instigation des banquiers juifs des places de New York et de Londres qui se virent promettre le retour de leurs coreligionnaires en Palestine(4) s'ils arrivaient à convaincre l'Administration américaine de se porter au secours des Alliés. La défaite de l'Allemagne ne laissa pas seulement un goût amer au peuple de cette nouvelle grande puissance, mais le contraignit à s'acquitter d'une dette écrasante au titre des réparations de guerre dues aux Alliés, et plus particulièrement à son ennemi séculaire : la France. En dépit des avertissements de Keynes(5), qui vit tout de suite les effets désastreux de ces exigences sur l'économie allemande, et par ricochet sur les économies de tous les pays européens, l'Allemagne fut saignée à blanc par les paiements successifs des annuités de la dette dont elle ne s'est totalement acquittée qu'en 2010 ! Comme l'avait prévu Keynes, l'Allemagne, dépourvue de réserves d'or et de devises qui avaient pris le chemin des Etats-Unis durant la guerre, n'eut d'autre moyen à sa disposition pour s'acquitter de sa dette que de pressurer au maximum sa population en faisant fonctionner la planche à billets, ce qui réduisit à néant le pouvoir d'achat de sa monnaie et des revenus libellés en marks. Passons sur la question de savoir si la crise économique mondiale des années 1929-1933 avait un lien direct avec la dette allemande. Toujours est-il que dès 1923, le sentiment nationaliste s'exacerba dans ce pays qui vit un illuminé, caporal de l'armée de son état, devenir un homme politique de premier plan et, dix ans plus tard, Chancelier du Reich. Le pays entra dans une économie de guerre tant en raison des difficultés nées de l'application du Traité de Versailles et des décisions de la Conférence de Paris dans l'entre-deux-guerres, que de l'orientation militariste du régime hitlérien, dopé par les sentiments nationalistes exacerbés de la population. Mais l'économie de guerre s'avéra d'une efficacité redoutable pour le redressement de l'industrie du pays qui fut alimentée par les commandes militaires de l'Etat hitlérien. Sous toutes les formes possibles et imaginables pour l'époque, le moteur à explosion et tous les autres procédés technologiques de la deuxième révolution industrielle ont trouvé dans l'industrie allemande militarisée leurs applications. Durant la guerre, les mêmes commandes militaires constituèrent l'épine dorsale des secteurs industriels de tous les autres pays en conflit : non seulement l'Allemagne et le Japon, son allié, mais le Royaume-Uni, mais les Etats-Unis d'Amérique, mais la Russie soviétique. Partout la guerre donna l'occasion de la mise au point d'armes aussi nouvelles que variées, plus destructrices les unes que les autres ; lesquelles armes allaient déterminer forcément l'orientation ultérieure de l'industrie de tous les pays vers la constitution d'un complexe militaro-industriel que ne pouvait entretenir que la guerre. Jusqu'à aujourd'hui, ces complexes jouent un double rôle dans l'économie : ils contribuent par leurs exportations de matériels militaires, d'armes lourdes et légères, de munitions de toutes sortes et par divers services et conseils militaires à l'équilibre de la balance commerciale de tel pays et, dans le même mouvement, ils contribuent à la résorption du chômage, notamment depuis que les process industriels dans les secteurs civils ont commencé à s'automatiser et que les entreprises se sont mises à remplacer le facteur humain par des robots et autres machines à commandes numériques. Aussi, et quoique, après-guerre, l'ensemble des pays industrialisés aient eu dans la reconstruction un puissant motif de développement (aidés, pour ce qui est des pays d'Europe occidentale par le plan Marshall), le climat délétère créé par la confrontation larvée entre les deux blocs en forme de guerre froide, se trouva d'autant plus propice au développement des complexes militaro-industriels que l'économie mixte (associant entreprises d'Etat et entreprises privées), qui fut instaurée dans la plupart des pays occidentaux, fut largement alimentée par les commandes publiques d'armement de toutes natures quand l'économie de la Russie soviétique se trouva tout autant orientée vers l'industrie militaire. Il est peu de dire que ces commandes ont fortement contribué à la recherche scientifique et à la mise au point de nouveaux procédés technologiques, de telle sorte que les mobiles économiques des tensions Est-Ouest se trouvèrent combinés avec la volonté de suprématie militaire dans chaque camp jusqu'à la chute du Mur de Berlin. Durant tout le court vingtième siècle néanmoins, la deuxième révolution industrielle ne fut pas dépassée dans son principe actif (tel qu'énoncé ci-dessus). Aussi, et en dépit de la mise au point d'applications technologiques nécessitant l'usage de ressources alternatives, c'est le pétrole (rejoint dans les années 1970 par le gaz) qui resta la ressource énergétique stratégique pour tous les complexes industriels de par le monde. C'est aussi le pétrole (et le gaz !) qui a alimenté tous les projets de guerre localisée ainsi que cela apparaîtra dans la suite de cette contribution.
(A suivre) Notes : 1)- L'expression est de l'historien anglais Eric J. Hobsbawm qui oppose le long dix-neuvième siècle (allant de 1789 à 1914) au cours vingtième siècle (allant de 1914 à 1989). Voir L'âge des extrêmes, histoire du court vingtième siècle, Ed. Complexe Bruxelles, 1998. 2) – Voir La Grande Transformation, Ed. Gallimard, 1977. 3) – Dans le cas de l'empire russe la crise se mua en révolution dès de février 1905, laquelle révolution se réalisa effectivement en octobre 1917. 4) – C'est le sens de la déclaration Balfour, du nom du ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni durant la Première Guerre mondiale. 5) – Keynes justifia son retrait de la Délégation du Royaume-Uni à la Conférence de Paris (qui devait fixer les montants des dédommagements que l'Allemagne devait verser aux Alliés) dans un petit ouvrage polémique qu'il a intitulé : Les conséquences économiques de la paix . Traitant de l'attitude de la Délégation française à cette Conférence, il écrit : « Ils (les membres de la Délégation) ont nui aux revendications des régions dévastées, en les exagérant effrontément. Ils abandonnèrent le droit de priorité de la France, pour des dispositions qui porteraient le total bien au-delà de la capacité de paiement de l'Allemagne». (Préface à l'édition française de l'ouvrage).