Correspondant pour El Watan depuis presque dix ans, Farès Chahine a quitté l'Algérie pour Ghaza en 1994, date à laquelle il est entré comme médecin militaire au service de l'Autorité palestinienne. L'hiver dernier, malgré les bombardements, les coupures d'électricité et les pénuries, alors que nos envoyés spéciaux restaient bloqués aux frontières de la bande de Ghaza, c'est lui qui, à l'intérieur, a maintenu le contact pour relater ce que les Israéliens voulaient cacher à la communauté internationale. Depuis un an, il a vu la situation empirer. A travers son journal, il raconte. Témoin au jour le jour de la tragédie palestinienne. 17 janvier. Le cessez-le-feu est annoncé. Je pense d'abord à mes quatre enfants. Ils ne vont plus souffrir, plus me poser de questions auxquelles je ne sais quoi répondre. Je me rends sur les lieux où les frappes israéliennes ont été les plus féroces. Je découvre des routes impraticables, défoncées par les chars et les bombes. Surtout dans la localité de Touam, en passant par Salatine et Elaâtatra jusqu'à Ezbet Abd Rabo, où les destructions sont les plus importantes. Pour la première fois, je mesure l'ampleur des dégâts des bombardements que j'entendais à longueur de journées et de nuits. Il reste des cadavres sous les décombres, l'odeur de la mort flotte autour de nous. 19 janvier. Les blindés israéliens se sont retirés. En ce début d'après-midi, je cours chez l'aînée de mes sept tantes, qui habite dans le camp de réfugiés d'El Boureij, au centre de la bande de Ghaza. Elle a perdu un de ses fils au cours d'un bombardement. Alors qu'il tentait de secourir des voisins blessés à l'intérieur d'une maison visée par un avion israélien, il fut tué par une deuxième frappe. « C'est vrai que j'ai perdu mon fils, mais je suis tellement fière de lui. Il a agi en homme », me confie-t-elle en larmes. Il avait 25 ans et a laissé derrière lui une très jeune femme, un fils de 2 ans et une fillette d'à peine quelques mois. De toutes les victimes de cette campagne meurtrière, il est celui dont j'étais le plus proche. Je me souviens de ce sourire qui ne le quittait pas. Il était si jeune. Je suis si triste. 25 janvier. Comme tout le monde, je mets du temps à me réadapter à une vue sans bombardement, sans sirène d'ambulance. On retrouve un peu plus l'électricité. En cette dernière semaine de janvier, mes enfants reprennent le chemin de l'école. Mais depuis deux semaines, on parle de règlements de compte dans plusieurs localités. Des hommes armés du Hamas ont exécuté nombre de citoyens pour collaboration avec l'ennemi en temps de guerre, sans preuves tangibles. 11 février. La majorité des Israéliens a voté à droite. Kadima, le parti de Tzipi Livni, a remporté les législatives d'une courte tête face à son principal adversaire, le Likoud, le parti conservateur mené par Benjamin Netanyahu. Alors que les deux leaders se sont appropriés la victoire, le jeu des alliances va commencer, mené par Avigdor Lieberman, le leader du parti d'extrême-droite Yisraël Beitenu, arrivé en troisième position. Je ressens du dégoût. J'ai l'impression que les Israéliens n'ont pas été rassasiés par tout le sang versé par la faute du gouvernement d'Olmert. Ainsi vont les choses. Les Israéliens pensent qu'ils sont les plus forts et qu'ils doivent faire usage de cette force pour concrétiser tous leurs vœux. 26 février. Le dialogue inter-palestinien commence au Caire. Cinq commissions doivent traiter des questions déterminantes pour la réconciliation des différentes factions palestiniennes dont la formation d'un gouvernement d'union nationale. Tous les espoirs sont permis. Plusieurs mois après, je dois, comme beaucoup de Palestiniens, me rendre à l'évidence. La division est si profonde que ce marathon de plusieurs mois de discussions n'aura abouti à rien.Le Hamas a finalement refusé de signer le document égyptien alors que le Fatah de Mahmoud Abbas l'a fait. La réconciliation n'est pas pour demain, c'est plus que désespérant. 3 mars. Conférence à Sharm Echeikh pour la reconstruction de la bande de Ghaza. Pas moins de 86 pays sont présents. Ils décident d'y consacrer plus de 4 milliards de dollars sous condition d'un retour de l'Autorité palestinienne dans la bande de Ghaza. Le Hamas crie au chantage politique. Là encore, ma déception est immense. Les milliers de maisons et les centaines d'édifices et d'usines détruits devront attendre que les Palestiniens se réconcilient et parlent un même langage. La tristesse est un sentiment qui ne me quitte plus. Je pense à tous ces pères de famille de Ezbet Abd Rabo, de Salatine, de Touam et d'autres localités, avec lesquels j'ai discuté. J'ai vu de mes yeux les décombres de leurs maisons bombardées et leur espoir de les voir reconstruites s'estomper peu à peu. Mars. L'embargo, dont le Hamas avait exigé la levée pour accepter une trêve avant le déclenchement de la guerre, est maintenu. Israël l'a même renforcé. Une caravane de solidarité composée de 100 véhicules, emmenée par le député britannique George Galloway, a tout de même réussi, après de grosses difficultés, à briser le blocus. Cet événement a suscité l'espoir de voir une fin à cet embargo qui nous étouffe. Plusieurs mois et plusieurs campagnes humanitaires plus tard, l'embargo n'a pas été levé. Notre vie devient de plus en plus difficile. Impossible de trouver du gaz butane. Les coupures d'électricité sont quotidiennes. La majorité des aliments passent, mais parfois en quantité insuffisante, ce qui fait augmenter les prix. 15 mai. Je perds ma chère maman, que je n'ai pas revue depuis quatre ans. Mes enfants n'ont connu d'elle que sa voix, à travers le téléphone. Je n'ai pas de passeport valide, je dois me rendre à Ramallah, dans l'autre aile des Territoires palestiniens. Mais le terminal de Rafah est fermé, personne ne passe. J'ai mal de ne pas avoir pu me rendre à son chevet. 4 juin. Au Caire, le nouveau président américain, Barack Obama, prononce un discours qualifié d'historique. Devant le monde entier, il déclare les colonies illégitimes. Aucun président américain n'a semblé aussi proche des positions palestiniennes. Malgré les louanges des observateurs, je n'arrive pas à y croire. Les Palestiniens et le président Mahmoud Abbas savent depuis longtemps qu'aux Etats-Unis, la politique n'est pas celle d'un seul homme. Les mois qui suivent me donnent raison : les Américains ont fait volte-face et se sont de nouveau rangés du côté de leur allié de toujours… 4 août. Vingt-deux ans plus tard, le Fatah réussit à organiser son 6e congrès dans la ville de Beitlehm, en Cisjordanie occupée. Mais le mouvement Hamas empêche les membres du congrès résidant dans la bande de Ghaza de sortir de l'enclave palestinienne. Le bras de fer entre les deux rivaux palestiniens se poursuit. Le Fatah réussit finalement à élire ses institutions dirigeantes et échappe à l'implosion. Soulagement. 23 septembre. Sur insistance du président Obama, Mahmoud Abbas accepte de participer à une réunion tripartite avec Netanyahu à New York, en marge des travaux de l'Assemblée générale des Nations unies. Une campagne de relations publiques pour l'Américain et l'Israélien, sans plus. Abbas, qui refusait toute rencontre avec le Premier ministre israélien avant l'arrêt de la colonisation, était visiblement gêné. 5 octobre. Le Hamas, la Syrie et d'autres pays critiquent violemment l'Autorité palestinienne et Abbas qu'ils accusent d'être à l'origine du report de la discussion du rapport Goldstone au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, à Genève. Ce dernier fait état de crimes de guerre commis par l'armée israélienne durant la guerre contre Ghaza. Moi-même, qui crois en Mahmoud Abbas et en sa sincérité, je n'arrive pas à comprendre ce geste. Moins de deux semaines après, le même Conseil se réunit en session extraordinaire sur initiative du président palestinien et adopte le rapport. Moi, je suis sûr que jamais un Israélien ne passera devant un tribunal pour crime de guerre… 12 novembre. Mahmoud Abbas reporte à une date indéfinie les élections. Le Hamas a refusé leur organisation dans la bande de Ghaza en l'absence d'accord de réconciliation. Je me dis, qu'on peut attendre. Les membres du Hamas ne veulent pas d'élections pour ne pas perdre ce qu'ils ont acquis par la force des armes. Ils ne veulent pas d'élections parce qu'ils sont certains de ne pas obtenir les mêmes résultats qu'en 2006. 14 novembre. Ce soir, une seule chose compte : le match Algérie-Egypte, que nous regardons en famille à la maison. Mes enfants et ma femme, qui généralement ne s'intéressent pas au football, ont vécu la partie sur les nerfs. 18 novembre. Les rues de Ghaza sont désertes. Chez moi, c'est l'hystérie. Ma fille, Meriem, lance des youyous. Les voisins de palier sortent en criant « One two three, viva l'Algerie ! » Les coups de fil et les SMS pleuvent ! A la fin du match, je n'en crois pas mes yeux. Les voitures défilent avec des drapeaux algériens. Je ne pensais pas que l'Algérie avait autant d'amoureux dans cette pauvre enclave oubliée. C'est sans conteste le plus beau jour de l'année. 19 novembre. Là où je vais, je n'entends que des « Mabrouk » et des « Bien fait pour les Egyptiens ». 21 décembre. Le Hamas appelle à une manifestation en guise de protestation contre la construction par l'Egypte d'une barrière métallique souterraine sur sa frontière avec Ghaza. Je me dis que l'Egypte veut faire payer Hamas d'avoir osé la défier, surtout sur le dossier de la réconciliation, quitte à étouffer l'ensemble de la population. Les tunnels creusés par les Palestiniens pour contourner l'embargo risquent d'être tous détruits. Une nouvelle ère va commencer. Plus écrasante pour moi et pour l'ensemble des citoyens. Les transports vont devenir plus chers, car il n'y aura plus de carburant. Ni pour rouler, ni pour faire tourner les générateurs en cas de coupure d'électricité. Les gens recommenceront à utiliser l'huile de table pour faire rouler leur véhicule et ça, c'est très grave pour la santé publique. 25 décembre. Cette guerre sauvage n'est plus qu'un mauvais cauchemar, même si je n'ai pas oublié les atrocités dont j'ai été témoin. Politiquement, je me dis que sans réconciliation entre le Hamas et le Fatah, les choses demeureront difficiles pour les Ghazaouis. Enfin, je garde un brin d'optimisme. Obligé. Sinon la vie ne pourrait pas continuer.