-Quels sont les moments forts de vos années de militantisme au sein du Mouvement féministe maghrébin pour un dialogue entre les peuples de la Méditerranée ? Lors de la conférence des Nations unies à Nairobi (en 1985, ndlr), nous avons fait le constat de l'absence d'organisation de femmes maghrébines. Lors de la préparation de la conférence de Beijing en 1995, nous avons organisé à Rabat une réunion pour créer un collectif des femmes maghrébines pour l'égalité. A l'Unesco, j'ai beaucoup travaillé pour nous réalisions un ouvrage contenant 100 mesures, accompagné d'un manuel d'application pour améliorer la situation des femmes. Le livre a remporté beaucoup de succès. Nous nous sommes rendu compte que les conditions des femmes étaient très différentes à travers les pays maghrébins. Il y a des ressemblances et des différences. L'Algérie vit en pleine turbulence de la modernité. C'est parce que ça va mal que le pays a adopté la modernité. La société marocaine est plus harmonieuse et plus contenue dans une tradition et procédait par la politique des petits pas. La société marocaine est très contrôlée par le makhzen. La société algérienne est plus indépendante vis-à-vis du pouvoir central qu'on pourrait le penser. Il y a une forte aspiration à la liberté et à la dignité héritée de la guerre pour l'indépendance. En Tunisie, il y a une forte civilité. Sur le plan législatif, la Tunisie est plus avancée que l'Algérie et le Maroc, ces derniers étant presque équivalents en matière d'égalité entre les hommes et les femmes. -Qu'a apporté votre mission en tant que directrice des droits des femmes à l'Unesco ? Ma mission à l'Unesco consistait en la promotion de l'égalité entre les hommes et les femmes et l'élimination de toutes les discriminations liées au sexe. Selon cheikh Khaled Bentounès, le féminin n'appartient pas seulement aux femmes. Il appartient aussi bien aux femmes qu'aux hommes. Il faut démanteler les stéréotypes. Ma mission m'a permis de connaître la situation des femmes dans les différents pays. Il y a des différences de statut des femmes et entre les patriarcats à travers les pays. En Iran, le patriarcat marqué par un islam radical n'est pas le même que le patriarcat en vigueur dans les pays démocratiques. Ma mission m'a permis de faire ratifier de grandes conventions internationales en matière d'égalité par des pays récalcitrants. Il s'agit en particulier de la convention de Copenhague, en 1979, sur l'égalité entre les femmes et les hommes. Une convention ratifiée par l'Algérie avec la réserve que le code de la famille devra être régi par la charia. Hormis l'Arabie Saoudite, tous les pays dont les codes de la famille sont régis par la loi islamique ont ratifié cette convention, avec malheureusement des réserves qui remettent paradoxalement en cause l'objet même de la convention. Ces réserves portent, par exemple, sur la question de l'héritage. Force est de constater que toutes les conventions qu'a ratifiées l'Algérie ne sont pas appliquées. Lors de la campagne électorale pour la présidentielle de 2004, le président Bouteflika avait fait la promesse solennelle de ratifier toutes les conventions prônant l'égalité entre les hommes et les femmes. Il y avait une surenchère en Algérie. Les chefs de l'armée et tous les partis politiques avaient pris position en faveur de l'égalité entre les hommes et les femmes. Or, toutes les conventions des Nations unies sont basées sur le principe d'égalité pleine et entière, sans restriction. La première violence que subissent les femmes est la violence de la loi. La loi algérienne considère les femmes comme des mineures. -L'Afrique du Nord avait ses reines, autrefois. Pour autant, la femme nord-africaine jouissait-elle de droits à cette époque de l'histoire ? C'est de la mythologie. Il faut remettre les mythes à plat. Si une femme était reine, ce n'est pas parce qu'elle a mérité de l'être par sa compétence. Toutes celles qui sont devenues reines l'ont été parce qu'elles sont soit fille, sœur ou épouse d'un roi. -Peut-on allier traditions et équité entre les hommes et les femmes ? Que veut dire le mort tradition ? C'est un concept flou. Vos traditions ne sont pas forcément les miennes. Moi, je lutte contre toute tradition qui prône l'inégalité. Un exemple : on a donné aux femmes le droit de refuser la polygamie et de demander le divorce. Mais quel est le devenir d'une femme divorcée en Algérie ? En 1962, le taux de polygamie ne dépassait pas 0,1% en Algérie. En 2005, un représentant du gouvernement avait annoncé le chiffre de 6,5%. L'article de loi sur la polygamie n'est rien d'autre que de l'hypocrisie. Le pouvoir se maintient en place et a délégué aux hommes d'exercer le pouvoir sur les femmes à la maison. Le pouvoir dit aux hommes : occupez vous des femmes et de la famille et nous, nous allons nous occuper de la gestion de la cité. Dans les pays démocratiques, tout citoyen peut devenir président de la République. Chez nous, l'Algérien sait qu'il n'a aucune chance de devenir Président. La seule chose dont il est sûr, c'est qu'il peut dominer la femme à la maison. Cette incapacité de voir les femmes comme des égales des hommes est incroyable ! Certains vous disent : la femme, on la respecte. Un exemple : lors d'un débat tenu récemment, un homme a déclaré devant l'assistance : «Chez nous, en Kabylie, on respecte et on aime les femmes.» Une femme présente dans la salle lui a alors répondu : «Nous en avons assez d'être respectées. Nous aimerions bien avoir l'égalité.» -D'aucuns estiment que les femmes subissent les effets d'un choc entre les modèles occidental et islamiste en Algérie. Qu'en pensez-vous ? Si les Algériens veulent adopter le modèle occidental, ce n'est pas parce que c'est un modèle parfait. Mieux vous connaissez l'Occident, plus vous vous rendez compte que ce n'est pas un modèle parfait. Nous trouvons dans la culture occidentale des éléments qui répondent à nos besoins. Mais nous ne sommes pas pour autant occidentalisés. On ne va pas copier ce modèle, mais les valeurs qui y sont contenues. Les mouvements féministes sont nés en Algérie en même temps que les mouvements féministes en Occident. C'est une coïncidence, ce n'est pas une imitation. En 1932, les femmes égyptiennes avaient jeté leurs foulards dans le Nil, 50 ans avant que les Américaines ne jettent leurs soutiens-gorge dans les rues de New York. Il faut une osmose. Un peuple qui ne se nourrit pas d'autres civilisations est voué au déclin. C'est la politisation basée sur l'opposition d'un modèle contre un autre qui produit le choc des civilisations. Mon modèle à moi n'est pas celui prôné par les islamistes. Je suis pour une société qui se créé, qui s'invente. Je ne ferais pas l'erreur d'opposer les modèles. Si vous regardez l'évolution sociale, il n'y a pas un modèle occidental et un autre traditionnel. Je suis contre la séparation de la tradition et de la modernité. Une émigrée de la troisième génération qui fréquente la mosquée en France ne pourra jamais vivre à Aflou ou à Chlef. -Etes-vous pour l'abrogation du code de la famille ? Non, je ne suis pas pour l'abrogation du code de la famille. L'abrogation va créer un vide juridique. Je suis plutôt pour un amendement pour interdire la polygamie et supprimer le tutorat pour les femmes, car ce sont des outrages aux femmes. Le code actuel considère la femme comme mineure. Comment voulez-vous voter pour une femme mineure ? -Comment expliquez-vous l'attitude du pouvoir qui tarde à amender le code de la famille pour instaurer enfin une loi égalitaire ? Cela relève d'un manque de courage politique. Les femmes ont toujours été une monnaie d'échange lorsque le pouvoir mène des négociations avec les cercles conservateurs. C'est une concession faite à ces cercles, dont les islamistes qui veulent contraindre les femmes à rester à la maison. Les femmes sont la caution qu'on donne aux traditionalistes. Le pouvoir n'a pas le courage et la volonté politique de dire : maintenant ça suffit, les hommes et les femmes sont égaux. Il a choisi la politique des petits pas. Or, on ne peut pas être un peu égaux ; soit on l'est, soit on ne l'est pas. La politique des petits pas ne fait qu'aggraver les problèmes.