Ce sont deux genres qui manœuvrent et boxent dans un même territoire magique appelé cinéma. Cependant, chacun de son côté s'appuie sur deux socles différents pour faire sa cuisine. La fiction traite de tout, et ce tout passe à la moulinette de l'imaginaire de l'auteur. Le documentaire s'attaque au réel en l'interrogeant, en le titillant pour démasquer, révéler ce qui se cache sous l'épaisse écorce de l'histoire, le bouillon des cultures, la carapace des individus. En quelque sorte, l'auteur du documentaire met son intelligence au service de l'intelligence de la situation et parfois même du monde (Joris Yvens). Ainsi, chaque genre cinématographique assaisonne-t-il ses plats en tenant compte de ses contraintes propres. L'émotion est-elle, comme le prétendent certains, l'apanage de la seule fiction ? Le prétendre, c'est aller vite en besogne. C'est ignorer beaucoup d'éléments du processus artistique. Celui-ci est un long fleuve tranquille qui se nourrit chez son auteur des ingrédients accumulés au cours d'une vie. Toutes ces expériences et connaissances ont été enregistrées dans son cerveau lui permettant d'aiguiser son regard sur le monde et de le raconter d'une certaine façon. L'art, donc le cinéma, ne se réduit pas à la seule production de l'émotion. L'art produit bien des choses qui excitent l'esprit et provoquent un plaisir qui fait palpiter le cœur. Du reste, ne dit-on pas qu'on ne fait pas de la bonne littérature avec des sentiments ? J'ajouterai même que l'émotion est souvent une facilité dans laquelle tombent des auteurs qui cherchent à arracher l'adhésion en faisant pleurer dans les chaumières, et ce, par paresse ou démagogie. En matière d'art, c'est toujours la manière de dire ou de raconter une histoire qui doit étonner, surprendre pour faire couler chez le spectateur (lecteur) une volupté singulière. L'émotion arrachée en flattant l'ego ou en exploitant l'ignorance des gens ne fait pas honneur à son auteur. Mais l'émotion qui découle d'un processus mis en place par l'auteur où cohabitent la complexité du réel et l'expression artistique fait du spectateur un sujet actif. Dès la naissance du cinéma, la frontière entre fiction et documentaire a été poreuse. Les deux genres ont échangé leurs «secrets de fabrication». Le célèbre film de Griffith, Naissance d'une nation, qui se «veut» un film documentaire, est en vérité une reconstitution fictionnelle de l'histoire de l'Amérique. Il est de même pour la fiction qui n'hésite pas à faire appel aux matériaux documentaires. Ce qui a fait dire à Jean-Luc Godard que des images documentaires dans un film de fiction introduisent une rupture dans la narration pour rappeler l'histoire et les douloureuses leçons dont nous héritons. Il prenait en exemple les bombardements des Alliés sur l'Allemagne nazie. Aucune reconstitution en studio ne peut produire les mêmes effets que l'image de ces chapelets de bombes largués des avions et réduisant en cendres les villes allemandes. Quand on voit aujourd'hui dans les films américains les trucages et les reconstitutions grâce au numérique, comme l'attaque japonaise sur Pearl Harbour, on est frustré de ne pas ressentir les mêmes sentiments (mélange de fascination et de peur) que devant les images réelles des bombardements des Alliés sur Dresde ou Berlin. En revanche, dans les films documentaires de Joris Yvens, le spectateur est impressionné quand il voit les bombardements américains au-dessus du Viêt-Nam et de cette terre de résistance, un peuple héroïque oppose de simples kalachnikovs à des monstres d'acier. Un autre exemple à mettre au profit du documentaire qui crée une plus-value d'émotion, de vérité et de plaisir, c'est le tournage de certaines séquences de fiction caméra à la main. Le critique-cinéma et le spectateur comme un seul homme s'exclament en disant : «On dirait un film documentaire.» Un autre exemple, celui des images du soulèvement des Palestiniens armés de pierres qui affrontent l'armada sioniste. Aucune foule de comédiens ne peut reproduire le courage, la détermination, le sens du sacrifice qui se lit sur les visages des jeunes de l'Intifada. A l'inverse, l'expression «c'est du mauvais cinéma ou bien le film tient sur les épaules d'une grande star», signifie l'absence d'un quelconque effet de vérité ou d'émotion sur les spectateurs que nous sommes. Dans l'histoire du cinéma, on sait que beaucoup de photos ou d'images de films ont été reconstituées parce qu'au milieu de batailles et dans le feu de l'action il n'y avait ni caméra ni un courageux photographe au bon endroit et au bon moment. C'est ainsi que la fameuse photo de Frank Capra (connue sous le titre de «Falling soldier») de la guerre d'Espagne serait une reconstitution. De même, le drapeau rouge sur la chancellerie du Reich lors de la prise de Berlin par l'Armée Rouge, en mai 1945. De même, la bannière étoilée américaine flottant sur une île du Pacifique lors des furieuses batailles entre Américains et Japonais. Ainsi, ces événements ont-ils été reconstitués pour servir de repères historiques, tout en valorisant la beauté de l'acte héroïque du ou des combattants. Pour que ces images portent la marque de l'authenticité, on a dû masquer l'aspect fiction pour faire ressortir le réalisme du documentaire. Aujourd'hui, les facilités proposées par les nouvelles technologies rendent plus «légers» les tournages de fiction, dont l'ambition est de flirter avec la vraisemblance du réel (Gravity avec George Clooney, tourné en 3D). De la même manière, le documentaire bénéficie de ces nouvelles technologies. Les caméras numériques discrètes, maniables et qui peuvent filmer pratiquement dans le noir, captent le réel qui, jusqu'ici, était hors de leur portée. Echapper aux interdictions de filmer de la censure et de la police, ne plus être soumis à la pellicule chimique qui craint certaines conditions climatiques, bénéficier des facilités des mouvements techniques, permettent de nos jours au documentaire d'explorer des territoires jusque-là parsemés d'obstacles qui limitaient ou gênaient sa créativité. Pourquoi cette recherche obsessionnelle de l'image documentaire ? Parce que l'art, avec ses «mensonges», cherche à tout prix à atteindre la vraisemblance pour faire «éclater» la vérité et la beauté. Contrairement aux autres arts, le cinéma est «prisonnier» des matériaux concrets de la vie. La foule dans une rue, la mer, le désert, la pluie, le vent, un homme vulgaire ou une femme belle ne se «rêvent» pas. Le cinéma se doit donc de rester la plupart du temps au plus près du réel et son «réel» est composé d'images qu'il fabrique. Pour décrire le beau et le laid, l'écrivain a les mots et l'artiste-peintre a les couleurs. Le cinéaste se doit de visualiser la majesté d'un paysage, l'aridité et la chaleur caniculaire d'un désert, la sensualité d'une femme, le charme d'un homme, etc. Pourquoi le cinéma est-il un territoire magique ? Parce que la fiction peut nous faire voyager dans le merveilleux, et le documentaire nous donne à voir les capacités et les ressources de l'homme à produire ces merveilles. Et, à côté de ces merveilles, l'émotion occupe une toute petite place. Procéder à des échanges intelligents et pertinents des secrets des deux genres cinématographiques a, jusqu'ici, produit de bons et beaux films. Quand on a tenté l'expérience du docu-fiction, une sorte de troisième genre où les règles de fabrication ne répondaient pas aux fameux secrets du cinéma des deux genres, ladite expérience peine à se répandre. A la lumière de ce survol du rapport à l'émotion dans la fiction et le documentaire, je terminerai sur le film L'Oranais de Lyès Salem qui a soulevé quelques vagues dans le pays. La presse a rapporté des réactions d'un certain public qui n'a pas supporté de voir représenter des anciens combattants en adeptes de Bacchus. Certains se sont interrogés sur ces réactions dont le «coupable» serait la capacité de la fiction à produire de l'émotion. Posons plutôt la question du pourquoi de ces réactions. Ce type de public réagit négativement à une représentation artistique alors qu'il sait et qu'il a vu dans la réalité des combattants s'adonner à la consommation de boissons alcoolisées. Comme il a rencontré des combattants exploitant leur statut de héros d'hier pour s'enrichir aujourd'hui. Il a aussi et simplement vu ces héros se comporter dans la vie comme le commun des mortels, soit avec leurs forces et leurs faiblesses. Pourquoi s'offusque-t-il quand il voit ces faits et gestes sur un écran de cinéma ? Les réactions de ce public peuvent avoir deux explications. Soit ce public a naïvement idéalisé le combattant en le cantonnant dans le statut de l'homme parfait. Une naïveté qui se double d'une ignorance, car tout être humain a son côté sombre, ses faiblesses et ses peurs. Soit ce public est formaté par l'école de l'intolérance pour qui toute déviance devient un crime de lèse-majesté. Filmer un combattant en train de boire dans une fiction ou bien dans un documentaire, de telles scènes sont insupportables pour ce genre de spectateur. Sauf que dans le film documentaire, ce public est désarmé, car le réel s'impose à lui pour la bonne raison que le sujet, en chair et en os, est filmé en long et en large et en plan séquence. Pour un film de fiction, le même public trouvera des raisons de refuser la vision du cinéaste, car il a le loisir ou le prétexte de l'accuser de trahir le réel, par ignorance ou pire dans un but de manipulation (spécialité de certaines télés). Ceci dit, le public ou le spectateur est en droit de critiquer un film. Les armes de la critique sont connues depuis la naissance de l'art lui-même. On critique une œuvre d'art quand celle-ci se fourvoie dans le mensonge. Quand elle prétend qu'un cas particulier ou singulier peut embrasser l'universel. C'est comme cela que naissent les théories racistes et les préjugés qui stigmatisent un peuple ou une communauté donnée à partir d'un quidam imbécile de ladite communauté. On peut et on doit critiquer une œuvre quand elle navigue au ras des pâquerettes sur le plan artistique. Le spectateur, qui paie pour voir ou pour lire une œuvre, exige de jouir d'un plaisir et refuse qu'on insulte son intelligence. Dans le cas de L'Oranais, il me semble que le film ne dit à aucun moment que les maquisards sont tous devenus ivrognes et magouilleurs. J'ai relevé que c'est l'alcool qui a mobilisé les énergies et les critiques. Comme par hasard, l'histoire des viols de femmes par les soldats français et la naissance consécutive d'enfants qui vont traîner toute leur vie ce terrible traumatisme n'a pas intéressé les détracteurs du film. Or, c'est un problème douloureux et l'attitude du maquisard, considérant le môme comme son fils, témoigne de sa grandeur d'âme et à travers lui celle d'un peuple qui n'est pas composé uniquement de bigots et de bigotes. Je signale le cas de ces enfants nés d'un viol, car j'ai vu la douleur de Jacques Charby, un porteur de valises qui a réalisé le premier film algérien, Une si jeune paix (1962), si émouvant sur ces enfants orphelins de la guerre. Jacques a adopté l'un d'eux. Il l'a élevé et bien éduqué mais, hélas, le traumatisme de l'enfant qui a vu ses parents se faire massacrer sous ses yeux, ce traumatisme-là, il n'a pas pu le vaincre et l'enfant d'hier, devenu adulte, s'est suicidé. Voilà les effets de la guerre qui devraient nous mobiliser et non les tribulations des personnages d'un film, fussent-ils des héros d'hier. Et le miracle du cinéma, c'est que ses héros laissent percer sous leurs carapaces leur limite ou leur fragilité. En dépit de cela, ils restent pour nous des héros mais néanmoins des hommes.