Le Festival des films «engagés» d'Alger m'incite à aborder un problème qui ne semble pas traverser l'esprit des organisateurs. Il faut signaler pour être juste que ledit festival ne fait que suivre d'autres festivals de notre continent. Quel est ce problème ? C'est la manie des messieurs censés connaître le cinéma, de différencier les films de fiction et les films documentaires. Alors que toutes les rencontres cinématographiques organisées par le plus grand Festival du monde, en l'occurrence celui de Cannes, mettent en compétition dans la même section aussi bien les films de fiction que documentaire. Dans notre pauvre continent, on rate, comme d'habitude, un rendez-vous avec notre époque. Signalons pour information que Fahrenheit 9/11 de Michael Moore, film documentaire, a eu la Palme d'or en 2004, rivalisant ainsi avec Emir Kusturica, Wong Kar Wai, Oshii Mamoru et tant d'autres. Pourquoi ce manquement à la ponctualité d'un rendez-vous qui est «la politesse des rois» ? Alors que dans les pays du cinéma, les réalisateurs ont résolu ce problème depuis belle lurette, à savoir que les deux genres font partie du cinématographe pour reprendre la belle formule du réalisateur de Au hasard Balthazar (Robert Bresson), alors que nos organisateurs s'évertuent à tracer des frontières dans un art libre comme le vent, qui se moque des restrictions mentales ou idéologiques. Je crois deviner la confusion faite par ces organisateurs de festivals qui mettent dans le même sac, depuis que la télé existe, les reportages audiovisuels et les films documentaires. Les premiers pour aller vite sont une succession d'images qui servent de caution à l'inflation verbale du commentateur, qui n'a aucune notion des catégories des plans utilisés ni de leur place dans le montage. En revanche, le film documentaire obéit aux critères cinématographiques qui font de lui une œuvre artistique. Aussi bien la fiction que le documentaire sont les fruits d'une écriture dont le but ultime est de produire du sens et du plaisir. La différence entre les deux genres se situe dans le timing de l'écriture et dans les matériaux de base qui impulsent l'écriture. Pour le timing de la fiction, l'écriture précède la réalisation du film. L'écriture se fait avec les mots en collaboration (souhaitée) du scénariste et du futur réalisateur. Le premier trouve une idée à partir de laquelle il développe une histoire qui obéit (sur le papier) à une dramaturgie. Toute cette construction «littéraire» est souvent mise à mal dans la réalisation, car le chantier de celle-ci est d'une extrême complexité et obéit à une contrainte décisive : le montant du budget. Quant aux matériaux de base qui nourrissent l'écriture de la fiction, on fait appel à une somme de rêves, de fantasmes et de désirs pour raconter une histoire qui lève un petit voile sur notre monde ou notre humanité soumis aux angoisses et à la recherche effrénée d'aventures à vivre par procuration. S'agissant du film documentaire, le timing de l'écriture est quelque peu décalé. Dans une première période, le réalisateur se documente sur l'objet de «son désir». Il doit collecter toutes les données de toutes natures (historiques, sociologiques, psychologiques, culturelles, etc.) qui vont lui permettre de saisir, de capter les mouvements visibles et invisibles du réel, qui est le socle de son projet artistique. Ce temps de collecte n'est pas à proprement parler de l'écriture. On peut juste l'assimiler aux repérages des lieux de tournage et au casting d'un film de fiction. La véritable écriture commence une fois en possession des rushs, l'ensemble des matériaux filmés. Il faut d'abord ingurgiter les dizaines d'heures de rushs (ensemble des images) et déterminer lesquelles vont servir de film, de fil conducteur à la dramaturgie de l'œuvre. En un mot, on choisit le socle des images sur lequel vont se déployer les autres images, pour enfin accoucher d'une esthétique qui concourt à créer une atmosphère où cohabitent le sens des choses, le rythme du film, bref les paramètres producteurs de connaissances et de plaisir. Pourquoi cette malédiction qui a enfermé le film documentaire dans la catégorie d'un sous-cinéma ? Le responsable n'est autre que la télévision devenue une boîte d'enregistrement par la cupidité des uns et la gardienne de l'idéologie dominante pour les autres, sous prétexte qu'elle touche en même temps des millions de gens dans leurs propres foyers. On a oublié que la première image cinématographique du train entrant dans une gare est une image documentaire. On a oublié que les classiques du début du cinéma comme Naissance d'une nation de Griffith, bien que fiction, a déclenché des émeutes car il utilisait toute la puissance du réel. Le grand JLG (Jean-Luc Godard) a rendu aussi hommage aux images documentaires, quand il a affirmé que les images d'avions américains lançant des chapelets de bombes sur l'Allemagne démultipliaient la force et la crédibilité des films de fiction sur la Deuxième Guerre mondiale. Ai-je besoin de signaler les deux géants du film documentaire, l'Américain Robert Flaherty et le Russe Dziga Vertov qui ont donné à jamais les lettres de noblesse à ce genre cinématographique, qui nécessite un regard particulier sur le réel et un rapport singulier avec les sujets filmés. C'est une différence qui a son importance, car dans le documentaire le sujet filmé ne joue pas de rôle, alors que dans la fiction c'est un personnage qui habite un rôle. Enfin, quel plus bel hommage rendu aux films documentaires quand un critique note qu'un film de fiction tourné sur le mode de documentaire donne de la densité à la «vérité» qui est l'essence de l'art. Un dernier mot en résumé ; si entre les deux genres il y a des particularités et des contraintes spécifiques à la fabrication des films, il n'en reste pas moins que les fictions et les documentaires utilisent les mêmes ressorts de l'art cinématographique, à savoir un point de vue, un regard et une mise en scène des images. Il fait espérer que nos organisateurs éviteront à l'avenir de mettre des films dans des cases, comme le fait si bien la télévision pour le plus grand malheur du cinéma. Quand nous aurons des productions pléthoriques de films aussi bien de fiction que documentaire, on pourra s'amuser à organiser des festivals spécifiques pour montrer la diversité des problèmes du monde. Et personne ne se plaindra d'un festival de films policier, de guerre, d'écologie, d'histoire, d'émigration, de la mer, du monde paysan, etc.