Vous vous rappelez sûrement de ces premiers jours d'école, lorsque vous entendiez pour la première fois peut-être une langue différente de celle à laquelle vous étiez habitués (arabe dialectal ou berbère). Dès l'âge de six ans, l'enfant algérien est immergé dans un bain linguistique écartant ses langues maternelles. D'un coup il s'entend ordonner de ne plus prononcer la «langue de la rue», celle «du souk» ou el «âamya». C'est pourtant dans cette langue qu'il a appris à développer son imaginaire… Dès notre plus jeune âge, nous avons été confrontés à ce que les linguistes nomment «la réalité diglossique» de notre pays. «La langue d'enseignement est artificielle et n'a rien à voir avec la réalité socio-linguistique du locuteur algérien», estime la socio-linguiste Zoulikha Mered dans une intéressante étude sur le colinguisme en Algérie. «Au premier palier de l'école fondamentale, on lui apprend à refouler sa langue maternelle pour entrer dans la ‘‘grammatisation', mais en retour pour apprendre à s'exprimer et donc à affirmer sa personnalité on ne lui offre qu'une langue comme seule situation de dialogue, structure en question-réponse, alors qu'aux deuxième et troisième paliers, on lui impose une langue surnormée». Chérifa Ghettas, chercheure en sciences du langage, embraye : «La classe, qui est le lieu du dialogue et de la communication, devient le lieu de la censure. Ce climat étouffant, caractérisé par les interdits et les sanctions, hostile à la langue familière de l'enfant, va creuser davantage le fossé entre le parler de l'enfant et la langue de l'école.» Au nom des constantes nationales (la langue arabe, la religion musulmane, la nation algérienne) instaurées à l'indépendance, l'enfant se retrouve contraint de refouler sa langue pour des enjeux qui le dépassent. Ibtissem Chachou, auteure d'un texte intitulé Enfant algérien à l'école, du pouvoir de la langue à la langue du pouvoir paru dans la revue Insanyat, s'interroge sur la langue qui permettra à l'enfant de continuer à «construire de manière cohérente son imaginaire». Zoulikha Mered regrette la conception de la langue arabe «non comme un savoir-faire, mais comme un faire-valoir ou un moyen de coercition dont l'enjeu se situe en dehors de la langue elle-même». L'arabe enseigné à l'école serait, à l'en croire, «celui de l'âge d'or arabo-islamique que des ‘‘arabisants'' conservateurs, nostalgiques du passé et défendeurs principaux du pouvoir éducatif inscrivent au programme d'enseignement de la langue arabe». La linguiste Zoulikha Mered utilise des mots durs pour décrire la situation socio-linguistique en Algérie. Il y aurait, d'après son diagnostic, «un intégrisme linguistique» qui a fini par complexer le locuteur et à construire des citoyens incapables de s'exprimer. «L'école algérienne, dit-elle, par son manque de clairvoyance pédagogique et surtout par son intégrisme linguistique, a fini par consommer ce qui restait de l'identité algérienne. Et par l'ampleur des échecs scolaires qu'elle enregistre, elle a fait apparaître une nouvelle forme d'expression. Le public scolaire ne maîtrise ni sa langue maternelle ni la ‘‘arabiyya'', et encore moins le français ou l'anglais à emprunter pour compenser son déficit linguistique à chacune de ces langues pour se faire comprendre». Une «dépossession de notre vécu» Ibtissem Chachou, socio-linguiste, insiste sur la nécessité d'une reconnaissance étatique de la «derja» et sa «réhabilitation». «Cette reconnaissance, écrit-elle, sera d'autant plus efficiente que si elle se faisait par le biais institutionnel de l'école, celle-là même qui lui consacre un traitement inégalitaire». La spécialiste pointe du doigt les ravages du dénigrement dont on fait preuve à l'égard de la langue maternelle sur la société. «Il en résulte, décrit-elle, des complexes, tels que le sentiment de culpabilité, l'insécurité linguistique et la haine de soi qui se manifestent dans le discours épilinguistique du locuteur algérien. En proscrivant l'usage dans les situations formelles d'enseignement/apprentissage, c'est tout un symbole fort de l'identité du locuteur qui se voit ébranlé.» Aussi, est-il essentiel, à en croire Ibtissem Chachou, de valoriser les langues maternelles afin d'éviter à l'enfant une «dépossession de son vécu». «Il est important, dit-elle, que l'enfant se sente accepté par cette école avec ce que sa maghrébinité charrie comme spécificités sur les plans linguistique, culturel, historique et sociologique. L'objectif est qu'il puisse s'accepter pour pouvoir accepter l'autre, cet autre menaçant parce qu'inscrit et présenté dans une logique manichéenne d'exclusion de tout ce qui n'est pas admis comme ‘‘soi'', un soi qui est ailleurs d'habitude systématiquement survalorisé au détriment de cet autre stigmatisé qui peut n'être parfois que cet enfant lui-même, évoluant en milieu extra-scolaire, parlant une langue sensiblement et/ou complètement différente et baignant dans une culture qui l'est, elle aussi, relativement de celle enseignée à l'école.» Elle appelle à la reconnaissance et la valorisation des parlers populaires à même de soulager «l'apprenant du poids des incohérences» et retrouver ainsi son ««moi perdu». «L'enjeu, écrit-elle, en est la réhabilitation de l'identité historique d'un peuple et le retour au rationnel : remplacer la haine de soi par l'amour de soi sans narcissisme, car il y va du passé, du présent et de l'avenir de l'enfant algérien, ce futur citoyen que seule la réhabilitation scientifique de la substantifique moelle de son identité pourrait lui permettre de rétablir le courant avec les siècles délibérément obscurcis de son passé et d'assumer positivement sa diversité culturelle et son plurilinguisme devant enfin l'enrichir au lieu de l'appauvrir, le libérer au lieu de le handicaper et l'avantager au lieu de le désavantager». La réhabilitation de la derja permettra aussi, clament les experts, de se réconcilier avec notre culture, du théâtre de Mahieddine Bachtarzi, à la poésie de Mohamed Benmsayeb en passant par la chanson de Aïssa El Djermouni et les contes de l'Ahaggar et du Djurdjura….