Mardi dernier, le monde célébrait la Journée internationale des langues maternelles. En Algérie, entre l'arabe dialectal et le tamazight, la situation linguistique s'avère plutôt complexe. Décryptage de l'expert en sciences du langage, Abderezzak Dourari. Entre le berbère et ses différentes formes régionales, l'arabe classique, la «derja» parlée par la plupart des Algériens… la langue maternelle en Algérie est connue sous différentes appellations. Elle varie selon la région où on habite, où on est né ou l'origine de la famille. Selon docteur Abderezzak Dourari, professeur de l'enseignement supérieur en sciences du langage et en traductologie, l'Algérien naît dans une langue maternelle, la plupart du temps l'arabe algérien ou une variété de tamazight selon les régions de ce grand pays et apprend à l'école les deux langues du domaine formel. Cette situation fait que l'Algérie est un Etat et une société plurilingues. «La société l'était depuis toujours et l'Etat l'est devenu depuis 2002 quand il s'est enfin mis en conformité avec la société et l'histoire du pays et avait amendé la Constitution en promouvant le tamazight au rang de langue nationale à côté de la langue arabe scolaire», explique-t-il. Ajoutant que la langue française, qui a continué à être la première langue étrangère, était donc dévolue au domaine de la pensée élaborée, à la science et aux institutions, en même temps que la langue arabe scolaire. Malgré les différentes variations du tamazight et de l'arabe algérien, ils n'empêchent pas l'intercompréhension. Professeur Dourari parle de l'existence d'une tendance à l'unification autour de l'algérois. «Une politique explicite de soutien de l'Etat permettrait de renforcer cette tendance unificatrice à travers la diffusion du patrimoine ancien et vivant algérien (chansons, poésie, récits, émissions tv et divers écrits) par les masses médias et les institutions officielles, ce qui faciliterait une meilleure normalisation de cette langue fondamentale pour la citoyenneté algérienne et l'unité nationale fondée sur l'histoire véritable du pays.» D'où vient cette diversité ? L'Algérien possède plusieurs langues maternelles, et ce, notamment grâce à l'histoire riche et très ancienne de l'Algérie mais pas que ! La position géostratégique de carrefour entre le nord (européen) et le sud (africain) du pays, son ouverture sur l'Orient à l'Est et l'étendue de son territoire, font aussi cette diversité. Ainsi, le tamazight, qui est une langue polynomique (dont l'unité est abstraite), diffère d'une région à une autre. L'arabe algérien est plus ou moins le même sur tout le territoire (même en Tunisie et au Maroc) avec des marqueurs régionaux lexicaux et suprasegmentaux. Comme dans toute société plurilingue, il y a une variété de langue qui s'impose progressivement comme langue véhiculaire et de communication intensive : en Algérie (au Maghreb) l'algérien est devenu une langue véhiculaire interrégionale et transfrontalière, et ce, dès le XIIIe siècle J.-C. Le dialecte au primaire : bonne ou mauvaise idée ? Contrairement aux idées reçues, il s'agit d'une bonne idée. En effet, l'enseignement en langues maternelles ou premières dans les premières années d'école est une recommandation autant de l'Unesco que de la Banque mondiale. C'est aussi une recommandation des neurosciences et de la neurolinguistique modernes. La raison ? L'école, dans laquelle l'enfant passera de plus en plus de temps, ne doit pas être perçue par lui comme un espace repoussant, froid, de peurs et de non-communication, mais doit tendre à devenir un espace amical en continuité avec le chaleureux espace familial. Ainsi, l'initiative de la ministère de l'Education reste très intéressante du fait qu'elle vise à revaloriser l'algérianité comme identité commune pour tous les Algériens quelle que soit la particularité de leur culture régionale linguistique et religieuse de naissance. Finalement, l'enseignement du dialecte au primaire reste une bonne idée, car cela permet de capitaliser le savoir linguistique et encyclopédique de l'élève acquis en langue maternelle et de son milieu de naissance et de lui éviter une rupture psychique brutale au contact de l'école qui lui parlerait dans une langue (l'arabe scolaire) qu'il ne comprend pas au début. Comment les valoriser ? Les langues sont valorisées par l'usage et les égards que les locuteurs natifs et les institutions ont à leur égard. Elles sont d'autant mieux perçues par les locuteurs natifs que l'Etat leur accorde de la valeur dans ses discours et ses actes. Autrement dit, leur valorisation peut se faire via de nombreux créneaux tels que la recherche universitaire, l'expression artistique, le cinéma, le théâtre, la musique, la publicité, et la littérature ou encore grâce à leur usage dans la communication officielle et quotidienne. En effet, tout cela leur donne une contenance. Pourquoi les langues maternelles se perdent-elles ? Il existe une vision puriste chez l'Algérien lettré qui connaît d'autres langues comme le français par exemple. Ce dernier est standardisé par des institutions spécialisées et suivi en continu avec une industrie de la langue très productive (fabrication de dictionnaires, de grammaires, de lexiques spécialisés, production littéraire et artistique abondante…) qui a pour conséquence l'entretien de la norme, tout en introduisant à dose homéopathique l'influence des autres langues coprésentes dans le même espace de communication. Ceci donne l'impression de pureté. Le contact des langues entraîne des influences réciproques naturellement et l'arabe coranique contient énormément de termes empruntés au syriaque, au persan, au latin et, semble-t-il, même au tamazight ancien. Le français et l'anglais partagent quelque 60% de leur lexique. Ceci étant dit, l'arabe algérien n'est pas du tout un sabir ou un créole. C'est une langue qui a ses normes : elle possède des dictionnaires dès le XIXe siècle (Belkacem Bensedira), des grammaires et des descriptions phonétiques (J. Cantineau). La politique de minoration et de stigmatisation menée par l'Etat national indépendant lui a causé beaucoup de préjudices comme d'ailleurs aux variétés du tamazight. Il a entraîné aussi une haine de soi et un complexe d'infériorité de l'Algérien par rapport aux autres langues des pays dits arabes en intériorisant l'idée que sa langue est une déviance, une pathologie, comme diraient certains politiques bien en vue. C'est cela l'aliénation.