Signalisation anarchique, balises en plastique traînant sur la route, pneus empilés pour servir de garde-fous mais qui se retrouvent sur le bitume, glissières endommagées ou carrément enlevées, voies qui se rétrécissent, chaussée partiellement décapée… Les dangers sont partout. Ajouter à cela une circulation dense, dominée par des poids lourds surchargés laissant dans leur sillage une pluie de gravats ou des morceaux de pneus rechapés. L'incivisme des automobilistes aidant, ce tronçon est un piège mortel. Beaucoup de conducteurs y ont laissé leur vie. D'autres, hélas, vont y mourir. Il est vrai qu'au vu de la circulation automobile, aujourd'hui, il est devenu impossible de fermer l'autoroute sans risquer la paralysie complète du pays en son centre névralgique. Mais est-il pour autant raisonnable d'ouvrir autant de chantiers sur une distance aussi longue en mettant en danger la vie des automobilistes appelés à circuler dans des conditions aussi dangereuses ? Pendant la journée, pour peu qu'il reste sur ses gardes, roule prudemment, l'œil bien ouvert, le conducteur a des chances de rentrer sain et sauf à la maison. La nuit, il en va autrement. Nous avons emprunté ce tronçon de nuit, sous une pluie battante. Les mains vissées au volant, une grosse boule dans l'estomac, c'est une expérience à ne tenter que contraint et forcé par les circonstances. Ici, les dangers sont multipliés par dix à cause de l'absence totale de visibilité. Nous disons bien absence totale de visibilité : manque d'éclairage, cataphotes manquantes ou jamais nettoyées, chaussée non matérialisée (signalisation horizontale), la peinture censée la rendre visible ayant disparu depuis des lustres, seuls les stops ou les feux allumés des véhicules roulant devant permettent plus ou moins de se situer par rapport aux extrémités de la chaussée. Dans leur sillage, les camions soulèvent des nuages d'eau boueuse qui finissent par masquer phares et pare-brise. C'est une conduite à l'aveuglette en priant que ce maudit tronçon et cette autoroute de pièges multiples finissent au plus vite. La nuit, cette fameuse peur du gendarme qui tient en respect les chauffards en mal de sensation disparaît. Du coup, les comportements deviennent irresponsables, voire criminels. Voilà où en est cette portion de l'autoroute Est-Ouest quelques années seulement après sa livraison. Un coupe-gorge qui fauche chaque année par dizaines la vie des automobilistes. Une autoroute à refaire Ces fameux 33 km entre Bouira et Lakhdaria ont été à l'origine confiés, pour la partie ouvrages d'art, aux Italiens de Garboli, à l'ENGOA et à Safta. La partie route a été confiée à Cosider, Engoa et Sonatro, tandis que la partie tunnel a été prise en charge par une entreprise turque avec Cosider pour le goudron. Sur certaines parties, notamment à El Adjiba, c'est le réseau multitubulaire qui est en train d'être mis. C'est le réseau de câbles électriques, téléphoniques et radio qui permettra à l'autoroute d'être connectée aux futurs centres d'entretien censés être en cours de construction. Quatre ans après sa livraison, la chaussée a fini par se dégrader complètement tant et si bien que certaines portions sont devenues impraticables. Glissements de terrain, affaissements de la chaussée par-ci, soulèvements par-là, gigantesques nids-de-poule, gondolements, fissures béantes, orniérages, flaques d'eau, glissières de sécurité en béton détruites et jamais remplacées, barrières antichute et garde-corps sur ponts abîmés, joints complètement usés, on peut y observer les mille et un des défauts d'une chaussée bâclée. Même les caniveaux, les dalots ainsi que les buses censés évacuer les eaux de ruissellement vers leurs exutoires ne sont pas entretenus. Evidemment, les travaux en cours ne font qu'empirer la situation. Nous sommes face à un cas d'école : ce qu'il ne faut jamais réaliser en matière de construction de route. Les officiels évoquent «une mise à niveau» du tronçon Bouira-Lakhdaria. Un doux euphémisme pour ne pas dire que les travaux doivent être presque complètement refaits. Et c'est le cas. C'est pratiquement une nouvelle autoroute qui se construit présentement. «En refaisant pratiquement les mêmes erreurs», constate un ingénieur en travaux publics qui travaille sur le site. Sur certains tronçons, le bitume ainsi que les premières couches sont décapées par des scarifieuses. Sur d'autres, la profondeur des excavations atteint le niveau du terrain naturel. Il faut savoir qu'une voie d'autoroute est constituée d'une couche de roulement, une couche de base, une couche de fondation, une couche de forme éventuellement, des remblais par couches de 30 centimètres et une couche de drainage s'il y a lieu. Dans le cas du tronçon dont il est question, aucun responsable en charge des travaux n'a été publiquement interpellé pour rendre compte de ce désastre qui a entraîné d'énormes retards dans la livraison de ce qui est appelé pompeusement le «projet du siècle», des pertes de deniers publics colossales. Descente de la mort Pourtant, beaucoup de citoyens ont perdu la vie en raison de ces travaux bâclés. A quelques centaines de mètres de l'entrée des tunnels de Djebahia, les poids lourds sont contraints de quitter «l'autoroute» pour retrouver la RN5. La très forte descente qu'ils doivent emprunter un autre coupe-gorge tant la chaussée est complètement escamotée par le passage des mastodontes d'acier. Cet évitement a été rendu nécessaire pour éviter une autre descente, celle dite «de la mort», au sortir des tunnels de Djebahia. Bien avant ces fameux tunnels, un important glissement de terrain a coupé la route à la circulation. Des pieux sont plantés en contrebas pour stabiliser le terrain, mais le chantier est à l'arrêt, comme nous l'avons constaté sur place. Après les tunnels de Oued Rkham, dont la mise à niveau a été également octroyée à l'ETRHB (le groupe de BTP de Ali Haddad, patron du FCE)une descente très accentuée commence. Il s'agit là d'une des parties les plus dangereuses du tronçon. La chaussée est déformée sur des kilomètres. Selon des indiscrétions, ETRHB n'a pas jugé utile de commencer par cette partie, car les études, toujours à la traîne, sont loin d'être achevées. A Kadiria, où la voie se rétrécit pour laisser la place aux travaux, des dizaines de vendeurs de fruits squattent la bande d'arrêt d'urgence et une partie de la chaussée pour les besoins de leurs commerces ambulants. Des automobilistes se rabattent sans crier gare et mettent ainsi en danger leur vie et celles d'autrui pour un kilo d'oranges ou de bananes. Palestro (Lakhdaria), seule halte possible, en allant vers Alger, même chose avec la gargote géante à la sortie de la ville. Le nombre de camionneurs, taxieurs et autres conducteurs qui se rabattent pour stationner à cet endroit ou qui en sortent en fait un danger permanent. C'est la seule halte où l'on peut se restaurer, se soulager sur ce tronçon. De l'autre côté de la route, même danger, même affluence. Malheureusement, le calvaire des millions d'automobilistes qui empruntent ce tronçon n'est pas près de prendre fin. Les travaux de réhabilitation ou de «mise à niveau» ont été confiés à trois sociétés algériennes : l'ETRHB, Altro et SPSRS pour la signalisation. Le chef de file, l'ETRHB, avance à une vitesse «vertigineuse» : 3 km livrés en 15 mois de travaux sur une seule chaussée. Au rythme où s'effectuent ces travaux, il faudra encore patienter 165 mois, soit pratiquement 14 ans, pour voir une seule chaussée «mise à niveau». Bonne route quand même.