C'est de cette dernière chaîne, la deuxième plus haute au monde, que le Rio Mapocho descend vers la vallée de Santiago en larges sinuosités, longeant la colline Huela pour finir par couper la ville de Santiago en deux. Santiago concentre un tiers de la population du Chili, soit 7 millions d'habitants bien Blancs, mais où sont les Mapuchés ? «C'est au-dessous», explique un Santiaguino d'un geste mou de la main. Au-dessous, c'est la rivière et ses berges, le Rio Mapocho caché sous les routes, les ponts et les constructions modernes. En bas, des graffitis, slogans, portraits de célèbres Mapuchés emprisonnés ou morts. Représentant 5% de la population, bien qu'on avance le chiffre d'un million au Chili, les Mapuchés sont aussi invisibles que présents, traînant sous la ville, dans la rivière, ou descendent plus bas, décimés par les Chiliens et les Argentins qui les ont poursuivis jusqu'au Sud, Patagonie Rio Negro, les régions du Neuquen et Chubut et d'une façon générale tout le cône sud de l'Amérique du Sud. Ou simplement, comme les Berbères du nord de l'Afrique, ils se sont réfugiés dans les montagnes, les Andes. On estime d'ailleurs que 20 000 Andins à l'échelle du continent sont remontés dans les montagnes, fuyant la pauvreté mais aussi la répression, car les Mapuchés reposent le problème de la démocratisation du Chili et de l'Argentine, le droit des minorités ne pouvant être dissocié. C'est aussi de l'histoire ancienne, quand Santiago a été bâtie par le conquistador Pedro de Valdivia en 1541, détruite la même année par les Mapuchés sous la direction de leur chef Michimaloncole, c'est une autre Valdivia, Véronica, historienne chilienne spécialisée dans la période Pinochet (voir reportage précédent), qui rappelle aujourd'hui que la dictature a laissé des traces : «Les lois sur le terrorisme, créées par la dictature et modifiées par la Coalition ont commencé à être appliquées aux indigènes mapuchés, lorsqu'ils se sont mis à revendiquer leurs terres en utilisant la violence. Durant les années 1990, les propriétaires fonciers et les entreprises faisaient pression sur le gouvernement de la Coalition [gauche au pouvoir] pour appliquer la législation, ce qui a commencé à se produire au début des années 2000 et a conduit à de nombreuses grèves de la faim des villageois emprisonnés et une certaine militarisation des zones mapuches. En effet, les dirigeants et les membres d'organisations, telles que la CAM (Coordinadora Arauco Malleco, des Mapuches) ont été traqués par les services de police et de renseignement. En 2003, les carabiniers ont lancé le Plan de patience conçu pour démanteler ces groupes, qui ont réussi, mais la Coalition n'a toujours pas abrogé ce Patriot Act, car elle n'a pas les votes nécessaires.» De fait, les Mapuchés sont encore soumis à la lois antiterroriste, eux, farouches résistants depuis la nuit des temps, que ni l'empire inca du Nord ni les conquistadors espagnols n'ont réussi à soumettre, et qui ont continué la lutte pour leurs terres jusqu'à aujourd'hui, faisant de leur résistance l'une des plus longues guerres de l'histoire. Le ChE et le Mapuché Centre-ville, Palacio de la Moneda, le fameux «Palais de la monnaie», siège de la Présidence, là où s'est suicidé le président Salvador Allende en plein coup d'Etat de Pinochet en 1973, qui a plongé le pays dans la dictature. «C'est de l'histoire ancienne», plaisante un vendeur de journaux, «mais pas vraiment, c'est le symbole du Chili ultralibéral, la Présidence est une banque de monnaie». C'est la démocratie et le kiosque étale de nombreuses unes de journaux, même si beaucoup d'entre eux encensent encore l'armée, comme celui-ci qui consacre deux pages à l'anniversaire de la gendarmerie et «les violences récurrentes» commises par les Mapuchés, ces farouches Amérindiens que tout le monde accuse de tout. Dans quelle mesure le Chili est-il alors présenté comme un modèle de démocratie en Amérique du Sud ? Véronica Valdivia répond : «L'idée du Chili comme un pays modèle des années 1990 se réfère à un pays qui a résisté aux régressions autoritaires de la dictature et au retour des militaires, qui a grandi sur le plan économique et réduit considérablement la pauvreté laissée par la dictature, qui était de 45% en 1989. Modèle, aussi, parce qu'il a établi l'existence de violations des droits de l'homme par la dictature et a arrêté ses chefs. Mais ce modèle chilien était de soutenir l'accord politique entre le droit et le respect [la Concertación], à maintenir le modèle néolibéral mis en œuvre par la dictature et la Constitution laissée par Pinochet, avec quelques réformes importantes. En ce sens, le projet est resté essentiellement dictatorial et c'est ce qui a donné de la stabilité, ce qui n'est pas synonyme de pleine démocratie. Les mobilisations des étudiants de 2011 ont remis en question ce projet dictatorial maintenu pendant 20 ans et c'est ce qui a donné la politique du pays aujourd'hui.» Qu'en est-il des Mapuchés, accusés de l'attentat commis contre le métro de Santiago en septembre 2014 (qui n'a pas été revendiqué) et à propos duquel on a aussi accusé les services du renseignement d'avoir monté une opération «False flag» (sous fausse bannière) ? La spécialiste poursuit : «L'attentat du métro de Santiago est venu à un moment où la droite était attaquée suite à un scandale de financement des campagnes électorales et la gauche a accusé la droite de l'avoir commis. Certains ont mentionné que ça ressemblait à un travail de la CNI [les services du renseignement] mais sans fondement réel. Ce qui est sûr, c'est que depuis 2010, il y a des pressions de la droite pour un renforcement des sanctions contre les protestations sociales, les «anarchistes» et évidemment les Mapuchés. Les attaques, comme celle de la station de métro, ont surtout servi ceux qui insistent sur le renforcement de l'appareil répressif.» C'est toute l'inextricable Concertación chilienne, un mélange de dictature et de démocratie, entre Pinochet et Bachelet, l'actuelle présidente qui avait fait la promesse dans son programme de campagne de se pencher sur les droits des indigènes. Mais le Chili, qui se veut la démocratie exemplaire d'Amérique du Sud, n'a toujours pas réglé les problèmes avec ses minorités, principalement à cause du modèle libéral qui exproprie les terres mapuches, celles-ci étant au centre du conflit. Devant le kiosque à journaux à côté de La Moneda, les journaux expriment bien ce sentiment, faisant quotidiennement le rapport des violences commises par des Mapuchés, oubliant l'inverse, des morts chez les Mapuchés, militants, chefs traditionnels ou représentants d'organisations emprisonnés sous les lois antiterroriste datant de la dictature, parfois pour de simples délits de désordre sur la voie publique. Ma-Puches signifie «hommes de la terre», l'interjection «Che» (tché) en vogue dans le sud du continent et qui a donné son surnom à Ernesto «Che» Guevara viendrait de là, Che (tché) en langue mapuche) désignant les hommes et les gens d'une manière générale, Mapu-Che, Terre-Hommes. Le Che est d'ailleurs passé par là dans son périple sud-américain en partant de Buenos Aires, transitant sur une moto par le sud du Chili, là où vivent encore les Mapuchés, traversant les Andes d'où descend le Rio Mapocho. D'ailleurs, ce fleuve de Santiago ne se jette pas dans le Pacifique, qui n'est pourtant qu'à quelques dizaines de kilomètres de là, il disparaît simplement dans la terre. Un peu comme les Mapuchés. Le Pacifique justement. Il est temps d'y aller, deux heures de bus, pas de moto. Pour Valparaiso, cette ville mythique de l'océan. Santiago est trop chaude, une baignade s'impose.