Force est de le constater : en même temps qu'un formidable élan de solidarité, la sortie publique de la légendaire Djamila Bouhired a suscité de lancinants et légitimes questionnements et une très grande perplexité : comment se fait-il qu'une icône de la Révolution dont le nom résonne aussi fort que ceux de Ben M'hidi, Didouche Mourad, Hassiba Ben Bouali ou Mohamed Boudiaf dans la mémoire collective puisse subir un tel affront ? Est-ce possible qu'une telle autorité morale et une figure emblématique de la Révolution de Novembre soit autant ignorée par l'Algérie indépendante au point d'avoir une « ardoise » auprès de son boucher et de son épicier ? Combien coûte un moudjahid ou une moudjahida au Trésor public ? Pourquoi cette « mutinerie » maintenant, après un silence qui aura duré tant d'années ? Y a-t-il, en définitive, une « affaire Bouhired » et quels en sont, le cas échéant, les enjeux, les tenants et les aboutissants et surtout les non-dits ? Autant de questions qui appellent sans doute une lecture politique de la dernière sortie publique de Djamila Bouhired. Passée l'émotion, place à la lucidité. D'abord, ce qu'on peut noter d'emblée, c'est que le contenu des deux lettres que l'héroïne de la Bataille d'Alger a rendues publiques n'est guère identique. Dans sa lettre au président de la République, c'est une moudjahida en colère qui s'exprime. Et elle le fait en leader. En meneuse d'hommes. Le lecteur attentif a tout loisir de relever que dans cette lettre, Djamila Bouhired n'interpelle à aucun moment le chef de l'Etat sur son état de santé. Usant d'un ton revendicatif, elle exige simplement son dû et celui de ses sœurs et frères de combat. Précisément : la revalorisation de leur pension de guerre, ni plus ni moins, de manière à leur permettre de finir leurs jours dans la dignité. « Les alimentaires qui vous entourent… » « Ces frères et sœurs dont l'intégrité est connue n'ont bénéficié d'aucun avantage », dénonce-t-elle, avant d'asséner : « La somme qui leur serait allouée ne pourrait dépasser les honoraires généreux attribués aux députés et sénateurs ainsi qu'à vous-mêmes et à tous les alimentaires qui vous entourent. Ainsi, je vous demanderai de ne plus nous humilier et de revaloriser notre dérisoire pension de guerre afin de vivre dans un minimum de dignité le peu de temps qui nous reste à vivre. » C'est donc à un véritable plaidoyer, digne d'une militante politique, que Djamila Bouhired se livre. On note au passage la sobriété de cette lettre ouverte, les phrases incisives (« ... ainsi qu'à tous les "alimentaires" qui vous entourent »), concises et claires, ne souffrant pas le moindre égarement rhétorique et allant droit au but. Dans l'autre lettre, sans doute moins politique, on est plutôt sur le terrain de l'affect. Djamila Bouhired s'adresse aux Algériens en tant que sa famille naturelle, avec des mots pleins de tendresse, en se plaçant dans le registre de l'humanitaire. Mieux encore : dans le registre de la « fraternité » (« mes frères et sœurs Algériens », comme au temps de la guerre de Libération nationale où les moudjahidine étaient désignés par le terme « el khawa », les frères). Aussi, c'est sans gêne aucune ni fausse pudeur qu'elle se tourne vers « son » peuple, en le prenant à témoin sur la dégradation de son état de santé. Anguille sous roche... Et c'est sur cette question précisément que les avis divergent. A ce propos, nous avons entendu de tout : des effusions les plus émues aux commentaires les plus sceptiques et les dubitatifs. Pour beaucoup en tout cas, il y a manifestement « anguille sous roche ». Et de se demander si réellement les institutions algériennes ont délaissé la « mamma » de la nation algérienne et sa moudjahida la plus adulée, la plus médiatique. Si l'on comparait le message central de la première lettre et de la seconde, on peut sortir avec au moins une conclusion – et plutôt lourde de sens – à savoir un message de rupture avec le système. D'ailleurs, par le fait même que Mme Bouhired préfère le canal de la presse à celui des réseaux et des clientèles du système, il y a déjà comme un signe de « radicalité ». Et le communiqué rendu public hier achève de nous conforter dans cette idée : en publiant ses numéros de compte, Djamila Bouhired signifie une fin de non-recevoir aux émissaires velléitaires de Bouteflika. Dès lors, l'on aurait tort de prendre l'appel de Djamila Bouhired au premier degré, c'est-à-dire comme si elle tendait la sébile. Djamila Bouhired ne quémande rien du tout. Elle avait deux choix : ou se fier à l'Etat algérien, ou au peuple algérien. Et comme il est de notoriété publique que sous nos latitudes, l'Etat ne se confond que trop avec le pouvoir, Mme Bouhired préfère le peuple au pouvoir, rappelant en cela le bon mot de Mirabeau : « Ô peuple, l'Etat c'est toi ! » Ce n'est pas du populisme. C'est de la politique. Djamila Bouhired, en militante septuagénaire qui a largement « roulé sa bosse », nous donne une grande leçon de modernité et d'habileté politiques. Elle use de ruse et de finesse. Elle attendrit, mais elle ne supplie pas. Loin d'elle le « pathos » et le pathétique. Elle ne dit que trop son rejet massif de tout ce qui pue le pouvoir et son pendant naturel : la récupération. Amimour : « Ce que je sais… » Evidemment, la question de savoir si Djamila Bouhired a, oui ou non, bénéficié de soins à l'étranger avec les deniers de l'Etat reste posée. Un bout de réponse nous vient du Dr Mahieddine Amimour dont le témoignage a fait un buzz sur facebook. Sitôt l'affaire Bouhired éclatée dans la presse, l'ancien ministre de l'Information sous Benflis serait allé voir le ministre du Travail, Tayeb Louh, en sa qualité de « Monsieur soins à l'étranger » et lui aurait demandé des explications sur le cas Bouhired. Et le ministre du Travail et des Affaires sociales lui aurait sorti un copieux dossier attestant des soins à l'étranger dont aurait bénéficié Mme Bouhired en novembre 2007 et en février 2008. Et d'insister sur le fait que le président Bouteflika aurait personnellement instruit ses collaborateurs pour prendre le plus grand soin de Mme Bouhired comme il l'avait fait du reste, rappelle-t-il, avec d'autres personnalités historiques qui n'étaient pas ses meilleurs amis, à l'instar de M'hamed Yazid, de Salah Boubnider dit Saout el Arab, de feu Bachir Boumaza ou encore de Tahar Zbiri. « Je livre ce témoignage par souci d'équité », écrit l'ancien conseiller à l'information sous Boumediène. Sur les mobiles profonds de la montée au créneau de Djamila Bouhired, il nous semble que le témoignage livré récemment par la moudjahida Fatma Ouzeguene est de nature à lever un tant soi peu le voile sur les dessous de cette affaire. Selon Mme Ouzeguene, Djamila Bouhired s'est effectivement rendue à Paris en vue d'y recevoir des soins pour une maladie cardiaque, mais l'accueil qui lui a été réservé, notamment de la part de notre ambassadeur à Paris, Missoum Sbih, l'aurait particulièrement déçue (lire El Watan du 14 décembre 2009). Nous apprenons au passage que Mme Bouhired a dû subir deux années de tracasseries bureaucratiques avant d'accéder à cette prise en charge. « Djamila Bouhired s'est rendue effectivement en France pour des soins. Mais quelle fut sa déception lorsqu'elle fut hébergée dans un hôtel qui n'était pas digne de sa stature de moudjahida (…) En se plaignant de cette situation auprès de M. Sbih, ce dernier s'est montré arrogant et hautain », rapporte Mme Ouzeguène. Une âme allergique au sérail Un autre aspect qui mérite d'être versé au dossier : la relation de Djamila Bouhired avec le pouvoir depuis l'indépendance. Dans L'Avocat de la terreur de Barbet Schroeder, Me Jacques Vergès dresse un portrait qui en dit long sur la personnalité de Djamila Bouhired, une femme de feu qui bravait ses bourreaux avec panache au point de désarçonner les magistrats galonnés du tribunal militaire d'Alger qui désespéraient de lui arracher des mots de repentance. « La Révolution s'est invitée au prétoire à travers Djamila Bouhired », la résume son ex-mari. Comment imaginer une femme d'un tel tempérament se faire courtisane ou lorgner de petits privilèges dédaigneusement concédés par les puissants du moment ? « Pour vivre décemment, Bouteflika a proposé à Djamila Bouhired un poste de travail au sein de la Présidence. La moudjahida a refusé cette offre en demandant, en contrepartie, la revalorisation de sa pension et celle de tous les moudjahidine se trouvant dans sa situation », témoigne encore Mme Ouzeguène. Djamila Bouhired a tout dit en s'adressant au chef de l'Etat par cette formule puisée dans son trop-plein de colère : « A Monsieur le président d'une Algérie que j'ai voulue indépendante ! » L'ancienne condamnée à mort dévoile déjà un pan de son combat actuel – de son « projet », sommes-nous tentés de dire : défendre la cause des vrais moudjahidine et attirer l'attention sur l'outrage qui leur est fait en se démarquant, par la même occasion, des faux-monnayeurs, des faux frères et des parasites agrippés aux lambeaux de Novembre. Barakat le mépris, le « profitage », le beylicat, la colonie de Club des Pins et les cohortes d'imposteurs gravitant autour du palais d'El Mouradia ! Le chroniqueur Hakim Laâlam tranche d'une sentence sans appel : « Il y a deux catégories de moudjahidine. Ceux qui ont fait la Révolution. Et ceux qui ont fait le système. Pour les seconds, les premiers sont d'abord et avant tout des témoins gênants. » (lire le Soir d'Algérie d'hier). Le linge sale de la famille révolutionnaire Car à cette échelle de l'histoire, il y a encore trop de secrets d'Etat, de cachotteries d'Etat, de forfaitures d'Etat, de tabous d'Etat et, bien sûr, de coups d'Etat. En ayant conscience de ce « background » nauséeux, il ne nous est plus permis de ranger les deux lettres de Djamila Bouhired dans la rubrique « états d'âme » tant ils sont révélateurs de l'ampleur de la fracture au sein même de la génération qui a conduit le pays à l'indépendance et qui en conduit aujourd'hui les affaires. Que de secrets de famille ! Des relents de linge sale qui n'en finit pas d'être lavé, délavé, essoré et relavé dans la buanderie sanguinolente de la « famille révolutionnaire ». Une chose est sûre en tout cas : le destin de Djamila Bouhired est d'être l'incarnation de l'Algérie. Ce n'est guère un destin de « femme fatale » comme il plaît à certains romantiques de la décrire. Et surtout pas d'une « fataliste »… Il nous plaît quant à nous d'interpréter le « tsunami » soulevé par sa harangue comme le cri d'une femme qui refuse d'être statufiée, momifiée et rangée au musée, et qui semble nous dire : l'heure de mes funérailles nationales n'est pas encore arrivée. Il y a encore bien des combats à mener avant que la Révolution de Novembre ne pose définitivement ses suaires et ne taise ses oraisons à jamais…