Scénariste et cinéaste sont des métiers différents qui entretiennent cependant des relations «intimes». Ecrire un scénario, c'est à la fois un métier à part entière mais pas entièrement à part. Il implique des connaissances, une imagination fertile, un verbe riche porté par une belle plume. Un scénario a pour origine une idée, ce qui suppose savoir dénicher les problèmes existant dans la société ou flairer les sujets dans l'air du temps. A partir de cette idée, se construit, scène après scène, une histoire. Mais une histoire qui ne relève pas de la littérature comme le roman. Par exemple, le traitement des dialogues dans les deux œuvres n'obéit pas aux mêmes règles. Un dialogue dans un roman navigue dans la solitude et l'abstraction des mots. Les dialogues dans un scénario sont portés par des comédiens en représentation du tumulte de la vie. Les phrases tirées des dialogues de deux films français célèbres, Drôle de drame (1937) et Hôtel du Nord (1938), illustrent la particularité des dialogues de films. «Moi j'ai dit bizarre ? Comme c'est bizarre !» dit Jouvet dans le premier avec son accent inimitable. «Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?» dit Arletty dans le second avec sa gouaille de Parisienne. Dans un roman, ces délicieux dialogues n'auraient pas le même charme et ne produiraient pas la même musique. Et, sur le registre des mots, les dialogues du film Drôle de drame ont été écrits dans la pâte pétrie par le grand poète Jacques Prévert (auteur de Paris at night). Du reste, quand on adapte un roman au cinéma, même les dialogues sont retravaillés car ils sont conditionnés par les comédiens qui les portent dans un espace-temps propre au film. Dans l'adaptation, on abandonne nécessairement l'aspect littéraire pour que cinéma puisse «digérer» les dialogues. L'adaptation n'est pas si aisée car la littérature est coriace. C'est une muse qui ne se laisse pas facilement séduire. Et les séducteurs ont beau être de grands cinéastes, elle leur résiste. On connaît l'adaptation du roman L'Etranger de Camus par Visconti (ndlr : 1967, tourné à Alger) qui n'a pas été une grande réussite. C'est pourquoi, outre les problèmes des droits d'auteur, souvent chers, les cinéastes préfèrent filmer un scénario original. Ceci dit, même un scénariste-réalisateur qui écrit à partir d'une idée de son cru peut tomber dans le piège de la tentation littéraire et, par extension, psychologique. En France, cette école a été représentée par Eric Rohmer avec Ma nuit chez Maud (1969). Ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, on n'est pas contaminé par le péché mignon de la littérature. Même quand les Américains adaptent de grands romans, ils «s'arrangent». Grâce à leurs moyens et leur maîtrise des techniques, aux «gueules» et talents de leurs comédiens, à leur refus de s'encombrer de fioritures et de palabres et leur façon d'utiliser intelligemment les matériaux et le langage du cinéma, ils parviennent à transormer de grands classiques de la littérature en réussites cinématographiques et commerciales : Autant en emporte le vent ; Gatsby le magnifique ; Truman Capote… Le métier de scénariste — qui n'est pas entièrement à part, répétons-le — ne peut se faire sans tenir compte de la planète appelée cinéma. Celle-ci a son propre espace-temps régulé par un langage propre et nourri de matériaux importés d'autres univers : comédiens, dialogues, musique, etc. Un travail de collaboration avec le cinéaste est donc indispensable. Les deux doivent s'entendre sur les mots utilisés pour décrire des espaces, construire des dialogues, etc. Tous ces ingrédients se voient et s'entendent à l'image et si l'un d'eux n'est pas à la hauteur de la situation, la scène tombe à l'eau. L'univers des mots doit se coordonner avec les champs de manœuvre du cinéma pour que le cinéaste sache où placer sa caméra sur le terrain et choisir le bon angle. Les scènes scénarisées doivent contenir en creux une sorte de plan B pour que l'on puisse s'adapter aux contraintes du tournage. Dans la fiction, c'est le plateau de tournage — décor, lumière, acteurs — qui est au service de la caméra. Ces contraintes sont d'ailleurs à l'origine de la Nouvelle Vague qui voulait s'affranchir des lourdeurs et du coût élevé des studios de tournage. Il est donc impératif que le scénario se mette sous «l'autorité» de la caméra et, par conséquent, les phrases de descriptions des scènes ne peuvent pas prendre de libertés en ignorant les réalités du tournage. Dans le cinéma documentaire, c'est le contraire, la caméra se soumet à l'environnement. Elle doit «courir» derrière le réel qui a sa propre dynamique. Les sujets filmés ne sont pas des comédiens. La mer, la montagne, la guerre, la nuit, la pluie, les manifestations de rues, la douleur et la souffrance ne sont pas des «partenaires» avec lesquels on peut négocier. Bref, dans les tumultes et fureurs de la vie, comme dans son cours ordinaire, la caméra se doit d'être présente aux «rendez-vous». Dans la fiction, «la réalité» d'une scène est bien sûr connue puisqu'écrite auparavant. Dans le documentaire, le cinéaste ne sait pas ce qui va surgir sur son chemin, d'où sa joie, son extase même quand il tombe sur un fait rare, singulier qui ne se reproduira plus, comme les eaux d'un fleuve qui ne sont jamais les mêmes. Le scénario suit des étapes précises. Les institutions du cinéma (producteurs, financiers, centres de cinéma) les exigent dans l'écriture du scénario. Par ignorance ou méfiance, ce beau monde veut lire un scénario clé en main. Les cinéastes et scénaristes ont leur petite cuisine pour l'écriture de leur projet. Ils obéissent cependant aux détenteurs du nerf de la guerre, l'argent, en leur fournissant un travail généralement articulé en trois étapes. Sinon, il faut être Godard pour se contenter de déposer un synopsis de deux pages ! Ces étapes sont les suivantes : le traitement du texte qui raconte en gros l'ossature de l'histoire ; une continuité dialoguée, soit une suite de scènes avec dialogues et, enfin, le découpage technique en séquences. Durant ces étapes, le scénariste propose des scènes et le cinéaste intervient pour rectifier, éliminer ou ajouter des choses. Il rectifie le tir ou formule des propositions au scénariste, en fonction des images qu'il a en tête. Cela donne lieu souvent à des discussions âpres sur les personnages, le rythme et l'esthétique au cinéma. Comment traduire la beauté quand le scénariste écrit par exemple : «le paysage est grandiose» ou «la femme attire le regard de x». Si le paysage est composé de montagnes ou si c'est un désert, comment le traduire en images ? Doit-on mettre l'accent sur l'aspect verdoyant ou bien combiner les éléments qui concourent à la majesté du site de ces montagnes ? Quant au désert, comment rendre son infinité, son aridité, sa chaleur torride, la poésie et, pour certains, la «divinité» à laquelle l'esprit est sensible ? Cette confrontation, somme toute pacifique durant l'écriture du scénario, est nécessaire car on ne peut pas toujours combler des manques une fois le tournage terminé. Certes, en cas d'échec de certaines scènes, les productions riches peuvent les tourner à nouveau. Par précaution, le cinéaste peut faire appel au scénariste durant le tournage pour réécrire des scènes qui n'emportent pas son enthousiasme. Et cette collaboration peut aller jusqu'au montage pour peaufiner le rythme du film. Ce genre de collaboration, de l'écriture jusqu'au montage, se fait entre scénaristes et cinéastes dont les liens professionnels et amicaux sont très solides. Cela facilite la maîtrise de leur ego et seul le film compte pour eux. Ils pensent à leur avenir professionnel, mais aussi à cette petite voix intérieure qui les titille. Celle qui leur demande de créer une œuvre qui provoque l'ivresse, comme le spectateur fasciné par la beauté d'une femme inaccessible. Cependant, il faut reconnaître que c'est le cinéaste qui récolte le plus d'argent et de prestige. Car le travail invisible du scénariste ne se voit pas «physiquement» dans le film, comme celui de la photo, de la musique, etc. Est-ce pour cette raison que le scénario est voué à la «mort» une fois le film achevé ? Il échappe à ce funeste destin uniquement si le film acquiert le statut de chef-d'œuvre et entre dans l'histoire du cinéma. Alors, il est imprimé pour les écoles de cinéma et les ciné-clubs, ces pépinières de futurs cinéastes talentueux. Deux images collent au scénario. Pour le scénariste, il est le carburant qui met le feu et fait démarrer le projet. Il est en quelque sorte le socle sur lequel repose le futur film. En revanche, pour le réalisateur, une fois le film terminé, le scénario est abandonné au milieu des autres matériaux qui attendent d'être déménagés du plateau de tournage. Ces deux visions expliquent la querelle motivée par le désir d'occuper la meilleure place dans une œuvre protégée par les droits d'auteur. Et qui dit droits d'auteur, dit monnaie sonnante et trébuchante car un film qui passe par exemple sur une grande chaîne de télévision et en début de soirée rapporte beaucoup d'argent à son auteur. Et dans un film, l'auteur c'est le cinéaste. Un ultime mot sur la «rivalité» du couple cinéaste/scénariste à propos de son enfant. Le scénario est une sorte de phare qui s'éteint une fois le film mis en boîte. Cette métaphore reflète le statut de ce conteur pour film qu'est le scénariste. Il connaît la servitude et la grandeur, pour paraphraser le poète. Mais ne soyons pas triste, ce destin n'est pas réservé au seul scénariste. Par les temps qui courent, beaucoup de métiers connaissent pareil destin. Quand Alfred de Vigny a écrit Servitude et Grandeur militaires, le cinéma n'existait pas. Mais la Grande Armée formée par le grand Napoléon existait et a inspiré l'œuvre de l'écrivain. On connaît le destin de cette armée et de son chef. Elle fut décimée dans l'immensité enneigée de la Russie et l'Empereur connaîtra un peu plus tard la chute, finissant dans une île perdue de l'Atlantique.