Sans tomber dans les clichés habituels, Merci pour la civilisation ! surprend par le choix inédit de l'objet de recherche et la démarche méthodique employée par les deux auteurs : Nazim Souissi et Zineb Merzouk. Il s'agit d'un récit des premières années de la colonisation française en Algérie (1830 – 1834). «J'ai été déçu de voir que l'essentiel des documentaires réalisés dans le cadre du Cinquantenaire de l'indépendance ne parlaient que de la Révolution. Pourtant, la présence française en Algérie et la lutte des Algériens contre le colonisateur a duré 132 ans», explique Nazim Souissi lors du débat ayant suivi la projection, organisée par l'association Numidi-Arts avec le concours de la ville du Khroub et El Watan. Le déficit en termes de travaux d'historiens sur les différentes périodes coloniales est établi. D'ailleurs, des événements majeurs dans l'histoire coloniale de notre pays demeurent dominés par le discours et les positions affectives, en l'absence de données historiques. C'est le cas des massacres du 8 Mai 1945 qui font, certes, l'objet de colloques universitaires annuels, alors qu'aucune étude sérieuse n'a été faite pour livrer le nombre et les noms des victimes. Pour beaucoup, le documentaire de Souissi apporte un cinglant démenti, preuves à l'appui, aux prétentions civilisatrices de l'empire français en Algérie. Le Miroir, de Hamdane Khodja, et les Annales algériennes, d'Eugene Pellissier de Reynaud constituent les sources principales de l'œuvre. Les deux historiens, contemporains des premières années de l'occupation, rapportent dans leurs écrits les faits et les principales décisions de l'armée française. Le massacre des Ouffia Et d'abord, les Algériens étaient-ils un peuple barbare comme décrit dans la littérature du vainqueur ? Absolument pas. Si la révolution industrielle n'était pas encore à l'œuvre de ce côté-là de la Méditerranée, il n'empêche que la population vivait dans l'aisance. Exemple : un ouvrier de l'Algérois touchait mensuellement l'équivalent de 5 moutons et plusieurs kilos de viande de bœuf. Combien de Français avaient cette richesse à la même époque ? En outre, les établissements cultuels fournissaient l'enseignement nécessaire aux enfants avec des programmes qui n'avaient rien à envier à ceux des autres capitales arabes. C'est dans ce contexte que la France a envahi l'Algérie, sauf que l'idée est souvent occultée. «Nous avons adopté les thèses du vainqueur, et donc leurs mensonges». Voici la première idée forte du film. Alger s'était rendue sans mener bataille, mais cela n'empêchera pas les généraux français de commettre des faits d'épuration ethnique qui aujourd'hui seraient identifiés à ceux perpétrés par Daesh. Des documents de l'administration coloniale l'attestent sans ambages. Voici quelques exemples cités par le documentaire: le saccage et la chasse aux trésors de la ville ont été les premières activités de l'armée française à Alger, mais c'est surtout l'attaque de Blida en novembre 1830 qui va marquer par le sang le crime génocidaire. Pour mater la rébellion de cheikh Benzaâmoum et s'emparer des terres fertiles de la Mitidja, le général Clauzel marche sur Blida avec derrière lui une colonne de 10 000 soldats. La ville sera mise à sac, mais plus que ça, l'armée a l'ordre de tuer sans pitié les habitants. «Blida était encombrée de cadavres, dont plusieurs étaient de vieillards, de femmes et d'enfants», écrit Pellissier de Reynaud. On ne trouva point d'armes sur les vaincus. «Ce fut un massacre épouvantable où rien n'a été épargné», commente Hamdane Khodja qui cite des enfants à la mamelle coupée en deux. Et pour rentabiliser davantage l'expédition, l'armée a profané des cimetières musulmans et exhumé des cadavres dont les ossements seront envoyés dans des usines françaises pour la production du sucre. Un bel exemple de civilisation ! «C'est dans la logique du système qui essaie de se mettre en place de massacrer les population. Ça commence effectivement avec la population de Blida, mais ensuite ça va se généraliser, et plus il y a de la résistance, plus les massacres sont féroces», explique l'historien Foued Soufi. Pourquoi ? Parce que dans la tête de ceux qui ont ordonné et exécuté les massacres, les populations ciblées sont des sous-humains, indique Dahou Djerbal, lui aussi interrogé dans le film. Écrire l'histoire du lion Cette puissance de feu démesurée est démontrée trois années plus tard quand des émissaires chargés de cadeaux français et rentrant à Constantine où se trouve un nouvel allié de la France sont surpris par une attaque et perdent leur cargaison à El Harrach. Pour se venger, l'armée française massacre toute la tribu des Ouffia d'El Harrach, sans la moindre preuve de son implication. Des Ouffia, il n'en restera aucun membre. La disproportion de l'acte suscite l'envoi par l'hexagone d'une commission d'enquête qui conclut dans son rapport que : «Nous avons débordé de barbarie, les barbares que nous avons occupés». Aucun acte de justice ne suivra. Le film est fort par les documents authentiques qu'il exhume. En plus des deux historiens cités plus haut, l'universitaire Brahim Senouci, l'ancien ambassadeur en Syrie, Kamel Bouchama, et l'architecte paysagiste Ghanem Aribi donnent des éclairages précieux contre la version française. Cette version qui est toujours à l'œuvre aussi bien en France (ce qui est normal) qu'en Algérie, concluent les intervenants. Mais alors faut-il décoloniser l'Histoire ? s'interrogent les auteurs du film. Non, ce sont plutôt les esprits et les consciences de nos gouvernants qu'il faut décoloniser, rétorque Dahou Djerba. «L'enjeu pour l'Algérie est celui d'entrer dans la modernité, et il y a plusieurs versions de la modernité. Celle que je préfère, c'est la réappropriation critique du patrimoine. Il faut que les Algériens cessent de se vivre comme une communauté de hasard. On ne peut pas construire la modernité avec l'oubli ; la mémoire suppose un socle, une mémoire partagée. Ce n'est pas de la nostalgie, mais pour notre salut, nous avons absolument besoin de nous emparer de cette mémoire», conclut Senouci. Le débat a été à la hauteur de la qualité du documentaire, comme d'ailleurs il a été soulevé par les intervenants, avec beaucoup de sincérité. La présence a insisté pour que le film soit traduit en arabe et diffusé largement, notamment dans les établissements scolaires pour permettre aux nouvelles générations d'Algériens de réécrire leur propre Histoire avec leur propre regard, car «Tant que les lions n'auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront à glorifier le chasseur», dit un proverbe africain.